« L’esprit engoulasché » et « soûler avec un croissant »

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Salut à tous les tchécophiles de Radio Prague – Ahoj vám všem, milovníkům češtiny Radia Praha ! Retour sur les expressions de la langue tchèque relatives à la nourriture et à certains aliments que l’on retrouve dans la chanson « Poslední večeře » - « Le dernier dîner » (ou La cène) du groupe tchèque Xindl X. Dernièrement, nous avions ainsi découvert et décortiqué les idiomes « avoir du beurre sur la tête » - « mít máslo na hlavě », « être du sel dans les yeux » - « být solí v očích », « étaler du miel autour de la bouche » - « mazat med kolem úst », et « ne pas pleurer pour du lait renversé » - « nemá cenu plakat na rozlitým mlékem ». Cette fois, il sera question de prunes, de pommes de terre, de goulasch ou encore d’un bout de lard…

Première expression à nous intéresser que l’on retrouve dans cette chanson : « přehazovat si něco jak horký brambor », soit « jeter, se repasser, se refiler quelque chose comme une patate chaude ». En tchèque comme en français, le sens est évident et équivalent : une pomme de terre brûlante ne pouvant être tenue dans les mains au risque de se brûler les doigts, il s’agit de passer à quelqu’un une mauvaise affaire, un problème dont on ne veut pas s’occuper afin de s’en débarrasser.

Un peu plus loin dans la chanson, il est cette fois question de « remballer ses quelques prunes » - « sbalit si svých pár švestek ». Ici, le mot « švestky » - « prunes », désigne des affaires. Une fois cela précisé, le sens de l’idiome devient évident : « remballer ses prunes ou ses affaires » signifie partir. La véritable expression, cependant, est « sbalit si svých pět švestek », c’est-à-dire « remballer ses cinq prunes ». Le chiffre « cinq » - « pět », sert à souligner qu’il ne s’agit que de peu de choses, que de quelques affaires. La personne priée de remballer ses cinq prunes rassemble donc les quelques affaires personnelles qu’elle possédait sur son lieu de travail, à son domicile ou encore par exemple lors d’une visite chez une autre personne qui s’est mal passée, elle prend ses affaires avec elle et quitte les lieux.

Le chanteur se plaint également « d’avoir du goulasch » - « mám v tom guláš ». Ici, le problème n’est pas d’avoir du goulasch, plat ou soupe à base de viande très répandu en Europe centrale, dans son assiette, mais plutôt dans la tête. On pourrait presque dire « avoir l’esprit engoulasché », c’est-à-dire ne plus très bien savoir ce qu’il en est vraiment, perdre le fil, oublier, se tromper, s’embrouiller, ne plus comprendre une situation ou une explication, ne plus suivre le déroulement des choses, les confondre, les mélanger un peu comme sont mélangés viande, légumes et aromates dans la préparation du goulasch. Les Tchèques disent aussi parfois « udělat z něčeho guláš », soit « faire du goulasch de quelque chose » ou « transformer quelque chose en goulasch ». Là encore, il s’agit de compliquer les choses en leur faisant perdre leur systématique, leur organisation, leur méthode, voire leur rigueur. Plus simplement, on pourrait affirmer qu’il s’agit de transformer en bordel (dans le sens de grand désordre) quelque chose, par exemple un système, qui était bien organisé, ou encore d’instaurer la confusion là où tout fonctionnait bien jusque-là. Bref, le goulasch serait ici l’équivalent en français du bazar ou du souk.

« Chtěl bych vás utáhnout na vařený nudli, vím, že mi neskočíte na špek, když vás zkouším opít rohlíkem », entend-on également dans la chanson. Traduit littéralement, ce qui n’est pas simple, cela nous donne à peu près : « je voudrais vous tirer sur une nouille cuite, je sais que vous ne me sauterez pas sur le bout de lard lorsque j’essaierai de vous soûler avec un croissant ». En traduisant cela, on peut se demander si l’auteur de la chanson ne s’est pas soûlé seul avec un croissant trempé dans le rhum en écrivant son texte… Il s’agit donc d’une phrase ou d’un couplet pratiquement incompréhensible, cela n’enlève rien au fait que dans chaque phrase se trouve une expression digne d’intérêt.

La première d’entre-elles est « utáhnout na vařené nudli », littéralement « tirer sur une nouille cuite ». On peut imaginer à quoi ressemble une nouille cuite, celle-ci est molle et on peut donc aisément tirer dessus… En fait, « Tirer quelqu’un sur une nouille cuite » équivaut en français à « mener quelqu’un par le bout du nez », ce qui signifie que l’on peut lui faire faire ou croire tout ce que l’on souhaite et que l’on possède beaucoup d’influence sur la personne en question.

Il est ensuite question de « sauter sur le bout de lard » - « skočit na špek », un bout de gras présenté comme un appât par quelqu’un. L’objectif est de piéger une autre personne en lui faisant croire, miroiter quelque chose. La victime piégée « se fait avoir », comme on dirait alors en français, elle a été arnaquée, trompée.

Enfin, dernière des trois expressions que l’on trouve dans le couplet : « opít rohlíkem », soit « soûler (quelqu’un) avec un croissant ». Attention, cependant, il ne s’agit pas du célèbre croissant vendu dans les boulangeries en France. Le rohlík de base, très populaire en République tchèque, est en effet du pain blanc vendu sous forme de petit croissant. Il sert notamment à préparer de petits sandwichs. Curieusement, l’origine de la forme du rohlík comme du croissant serait la même : l’un comme l’autre auraient été inventés par un boulanger viennois en 1863 pour célébrer la fin du siège de la capitale autrichienne par les troupes ottomanes. C’est d’ailleurs pourquoi un croissant est une viennoiserie. Le boulanger en question aurait choisi de donner à ses petits pains une forme de demi-lune, un des deux symboles de l’Islam, religion de l’ennemi turc.

Mais revenons à l’expression : « opít rohlíkem » - « soûler avec un croissant » signifie « tromper quelqu’un ». En fait, les Tchèques disent plutôt qu’ils ne se laissent pas soûler avec un croissant, c’est-à-dire qu’ils ne se laissent pas facilement avoir, duper, embobiner. On peut supposer que l’équivalent en français est « rouler dans la farine », la farine, comme le croissant dans l’expression tchèque, symbolisant de « belles paroles », des arguments factices et donc trompeurs.

« Roulés dans la farine », « soûlés avec un croissant » et l’esprit « engoulasché » après avoir « sauté sur le bout de lard », le moment est donc venu de remballer nos quelques prunes et d’achever ce « Tchèque du bout de la langue ». On se retrouve dans deux semaines. En attendant, portez-vous du mieux possible - mějte se co nejlíp!, portez le soleil en vous - slunce v duši, salut et à bientôt - zatím ahoj !