« Communiste ou pas, Zátopek a été un rayon de soleil après la guerre»

Photo: Globerunner Productions

On pense parfois avoir déjà tout dit et redit sur Emil Zátopek. Mais les derniers mois, particulièrement féconds, tendent à prouver le contraire. Tandis qu’en République tchèque une bande dessinée et deux biographies, dont une signée Dana Zátopková, ont été publiées, pas moins de trois autres livres consacrés à un des meilleurs coureurs à pied de l’histoire sont également sortis en Grande-Bretagne ; preuve de la fascination qu’exerce toujours dans le monde le personnage de Zátopek. Parmi ces trois biographies britanniques : « Quicksilver » de Pat Butcher, un journaliste anglais qui est récemment venu présenter son travail à Prague. Au micro de Radio Prague, Pat Butcher a partagé sa passion pour cet homme hors normes qu’était « La locomotive tchèque » :

Photo: Globerunner Productions
« Zátopek était un dieu dans le monde de l’athlétisme. Moi-même, j’ai commencé à courir, à un assez bon niveau, deux ans après sa retraite. Tous mes camarades de club, mais aussi tous les autres athlètes d’Angleterre, parlaient alors de Zátopek. Tout le monde disait de lui qu’il était le plus grand coureur de fond de l’histoire. Partout où j’allais, le nom de Zátopek était courant. Et quand, quelques années plus tard, je suis devenu journaliste au Times – j’écrivais aussi parfois pour L’Equipe – j’ai constaté que le nom de Zátopek résonnait absolument partout. J’ai donc toujours entendu parler de Zátopek d’une manière ou d’une autre. »

« Par exemple, Basil Heatley, qui a fini 2e du marathon olympique de Tokyo en 1964 (à quatre minutes du légendaire Ethiopien Abebe Bikila vainqueur en 2h12’11’’, nouveau record du monde de l’époque, ndlr) et qui était un ancien de mon club, avait couru contre lui en 1958 lors de la dernière course de la carrière de Zátopek ; c’était le Cross de Lasarte à Saint-Sébastien en Espagne (une course remportée également par Alain Mimoun un an plus tard)… Il y avait aussi un bouquin publié en Tchécoslovaquie en 1955 qui s’appelait ‘Le vainqueur du marathon’ et qui avait été traduit en anglais (en tchèque ‘Vítěz maratónský’ de František Kožík, publié en réalité en 1952. Cinq ans plus tard, le même auteur a écrit une première biographie consacrée à Zátopek et intitulée ‘Na shledanou, Emile!’ (‘Au revoir, Emil !’), ndlr). Bref, tout ça pour dire que tout le monde le connaissait, du moins il y a quarante ans de cela. »

Peut-on dire que Zátopek est plus célèbre aujourd’hui dans le monde qu’en République tchèque ?

Emil Zátopek | Photo: Roger Rössing,  Deutsche Fotothek,  CC BY-SA 3.0 DE
« Il est mieux considéré, si je peux dire les choses ainsi. Il y a eu cette histoire liée aux événements de 1968. Avec Alexander Dubček, Zátopek a été un opposant au communisme dur qui a régné en Tchécoslovaquie entre 1948 et 1968. Sa femme Dana, la gymnaste Věra Čáslavská (septuple médaillée d’or aux Jeux de Tokyo et Mexico en 1964 et 1968) et le sauteur à skis Jiří Raška (sacré champion olympique à Grenoble en 1968), les trois autres grandes figures sportives de l’époque, étaient eux aussi opposés. Mais deux ou trois ans après son expulsion de l’armée et du parti communiste suite à l’écrasement du Printemps de Prague, je crois que Zátopek était devenu un homme qui mourait. C’était un homme du peuple qui aimait parler avec les gens et qui avait besoin de cela pour vivre. Or, il s’est retrouvé enterré au milieu des forêts de Bohême du Nord. Et je crois bien qu’il était en train de mourir là-bas. »

« La seule issue à ses yeux était donc de renier sa critique du régime. C’est pourquoi il est revenu, au début des années 1970, sur sa position pro-réformatrice des années 1968 et 1969 et a fait son autocritique (Zátopek a ensuite signé l’Anticharte, texte rédigé par le gouvernement communiste en réaction à la Charte 77, une pétition des dissidents opposés au processus dit de ‘normalisation’ de la société tchécoslovaque suite à l’échec du Printemps de Prague. Les signataires de cette Anticharte, parmi lesquels également l’écrivain Bohumil Hrabal, ont été perçus comme des soumis au régime, ndlr). Pourtant, cela ne l’a pas empêché de rester encore terrassier, comme l’a écrit Pierre Naudin dans son livre ‘Zátopek, le terrassier de Prague’, pendant encore quatre ans et avant de pouvoir revenir travailler à Prague aux archives du ministère des Sports. Il était complétement à l’écart, comme Čáslavská d’ailleurs, mais elle n’a jamais douté de ses convictions et c’est d’ailleurs pourquoi elle est morte en héroïne pour le peuple tchèque (cf. : http://www.radio.cz/fr/rubrique/faits/vera-caslavska-la-plus-belle-femme-de-lhistoire-du-sport-tcheque-sest-eteinte). Tandis que dans le cas de Zátopek, il y a des questions qui restent en suspens… »

« Dans les échanges que j’ai eus avec les différentes personnes que j’ai rencontrées et interrogées pour la rédaction de mon livre, j’ai trouvé que la jeune génération doutait beaucoup de Zátopek. Mais cela n’enlève rien à sa phénoménale carrière d’athlète. Le triplé qu’il a réalisé aux Jeux d’Helsinki en 1952, personne ne le refera jamais plus. C’est impossible. »

Vous évoquez là la période post-Printemps de Prague, une période durant laquelle Zátopek a également été impliqué dans l’affaire Jan Palach (en 1969, Zátopek et quatre autres personnalités bien connues avaient porté plainte contre le député communiste Vilém Nový, qui les avait accusés d’avoir incité l’étudiant à s’immoler par le feu alors qu’ils ne le connaissaient pas. Mais, en juillet 1970, Zátopek s’est rétracté, a retiré sa plainte et a présenté ses excuses à Nový. La plainte des quatre autres, qualifiés ‘d’antisocialistes et d’opportunistes de droite’, a ensuite été rejetée par la cour). Mais pour les Tchèques, il y a aussi la prise de position de Zátopek dans les procès politiques monstres du début des années 1950 qui ont abouti à des condamnations à mort (en 1950, dans une déclaration publiée par le quotidien Rudé právo, Zátopek aurait approuvé les condamnations prononcées dans le cadre du procès du groupe de Milada Horáková) ou encore son instrumentalisation par le régime, le fait qu’il était militaire de carrière, membre du Parti, et qu’on l’envoyait dans les usines pour diffuser l’idéal communiste. Pensez-vous donc que cet aspect politique de la vie de Zátopek intéresse aussi les lecteurs étrangers ?

Emil Zátopek | Photo: Roger & Renate Rössing,  Deutsche Fotothek,  CC BY-SA 3.0 DE
« Je l’espère bien. J’ai reçu quelques critiques de mon livre et je crois que, surtout dans le milieu de l’athlétisme, les gens sont un peu surpris de l'arrière-fond politique de son histoire. Mais Zátopek était militaire et, en tant que tel, il était obligé de suivre la ligne du parti. Un de ses collègues a par exemple été viré de l’armée parce qu’il avait fait une réflexion après la mort de Staline en 1953. Un homme intelligent et éduqué qui n’a pas pu trouver de travail pendant de longs mois… On ne peut pas séparer le sport de la politique. C’est impossible ! Cela fait partie de la vie quotidienne, surtout dans un pays comme l’était la Tchécoslovaquie. La politique et le sport étaient mêlés. On leur présentait des tracts qu’ils devaient signer. Tout ce que Zátopek aurait pu faire à l’époque aurait été de dire qu’il ne voulait pas dire telle ou telle chose. Il avait droit à une marge d’erreur, car il était célèbre. Vous devez connaître l’histoire de Jungwirth… »

Oui, en 1952, Zátopek a dans un premier temps refusé de s’envoler pour les Jeux d’Helsinki au motif qu’il ne participerait pas si Stanislav Jungwirth, un coureur auquel les dirigeants communistes avaient ordonné de rester à Prague pour des raisons politiques, n’était pas autorisé à participer lui aussi. Mais c’est peut-être la seule fois durant cette période où Zátopek a manifesté son opposition…

« Et il s’est fait des ennemis… S’il n’avait pas gagné à Helsinki, je suis à peu près sûr qu’il aurait fini en prison dès son retour d’Helsinki. Mais il est revenu comme un héros encore plus grand qu’avant les Jeux ! Dès qu’il est rentré en Tchécoslovaquie, il a fait le tour des usines et des écoles pour que tout le monde puisse voir le héros de la République. »

Ce qu’il faut dire aussi est que Zátopek, qui était issu d’un milieu ouvrier très pauvre, était un homme de gauche…

« Ah, mais je suis sûr qu’il y croyait. C’est d’ailleurs le même milieu que le mien. Mais il ne supportait pas le communisme dur, il voyait bien ce qui se passait. Seulement, c’était un militaire et il était tenu de suivre la politique en cours. Finalement, même lui a été expulsé de l’armée et a été contraint à des travaux forcés pendant six ans. »

A-t-il été difficile pour vous dans vos recherches de faire la part des choses, notamment dans les différents témoignages que vous avez recueillis lors de vos missions en République tchèque ?

« Je connaissais plus ou moins l’histoire. Mais, bien évidemment, il y avait plein de choses dont je ne savais rien, par exemple toute cette affaire liée au suicide de Jan Palach. Il y a certains aspects de la vie de Zátopek qui s’opposent à son image universelle. Mais… »

Personnellement, cela ne réduit pas l’admiration que vous portez au personnage ?

Emil Zátopek,  photo: ČT
« Non. Comme coureur, c’était un homme sans reproches, et ce même si Zátopek lui-même disait que Paavo Nurmi était le plus grand coureur de l’histoire. Et on peut difficilement prétendre le contraire puisque Nurmi a remporté neuf médailles d’or olympiques et deux d’argent. Zátopek en est resté très loin, mais Nurmi était un homme fermé sur lui-même. Il n’avait pas le caractère de Zátopek. Les gens aimaient Zátopek (il insiste sur le mot ‘aimer’) ! Dans mon club d’athlétisme en Angleterre, les gens qui étaient de dix ou vingt ans plus âgés que moi disaient que Zátopek avait été un rayon de soleil après la guerre. Plus qu’un communiste, Zátopek était avant tout un homme. Rendez-vous compte : il parlait à ses adversaires sur la piste… C’est incroyable ! Il était polyglotte et c’était un homme très intelligent, mais de souche paysanne. Zátopek était un homme du peuple. »

Suite de l’entretien dans une prochaine rubrique.