Une enfance française dans la Tchécoslovaquie des années 1950

Valérie Walfard, photo: Ondřej Tomšů

Prague, 1948. Le Parti communiste tchécoslovaque arrive au pouvoir à la faveur d’un Coup d’Etat, plongeant le pays dans des années sombres, faites de privations, de dénonciations, de procès politiques. Comment une petite fille, française, fille de diplomate, voyait ce monde nouveau et implacable qui était en train de se créer ? Quel impact cette enfance si particulière a eu sur la future jeune femme ? Ce sont quelques-unes des questions que nous avons, entre autres, posées à Valérie Walfard. Née en 1943, elle a vécu sept ans en Tchécoslovaquie avant de ne plus y retourner pendant près de soixante ans.

Valérie Walfard,  photo: Ondřej Tomšů

« A cinq ans, mon identité était tchèque »

Valérie Walfard, bonjour. Je vous accueille dans nos studios en qualité de témoin de la grande et de la plus petite histoire. Pourquoi petite histoire ? Parce que vous avez vécu, petite fille, dans les années 1950 en Tchécoslovaquie. Vous êtes française, vous avez été professeure de lettres plus tard. Mais pour commencer j’aimerais que vous nous racontiez comment une petite Française se retrouve à vivre à Prague, entre 1947 et 1954.

« Mon père était diplomate et nous sommes arrivés à Prague en novembre 1947. Donc dans un pays qui avait vécu la guerre, mais libéré. En 1948, il y a eu le coup d’Etat. Mon frère et moi étions enfermés car nous avions la rougeole. Mais nous habitions non loin du parc Riegrovy Sady et nous avons vu des manifestations, des cris, des gens avec des pancartes. Ma foi, ça a bien fait passer la fièvre, mais ma mère était effrayée, ne comprenant pas ce qui se passait. Mon père est rentré à la maison en disant : ‘Il y a eu un coup d’Etat’, puis peu de temps après : ‘Jan Masaryk a été jeté par la fenêtre. »

Salon Podolská,  photo: Archives du Musée des Arts et Métiers
Pour resituer, rappelons qu’il s’agit du Coup de Prague en février 1948 qui a vu l’arrivée au pouvoir du parti communiste tchécoslovaque, avec à sa tête Klement Gottwald. Quel âge aviez-vous au moment des événements ?

« J’avais cinq ans. Je me rendais compte des choses qui se passaient. A cinq ans, cela faisait un an que nous étions à Prague, à cinq ans, mon univers était déjà constitué. J’avais déjà commencé à bavarder avec une petite-fille qui vivait deux étages au-dessus et qui s’appelait Alenka mais aussi avec une couturière qui habitait l’immeuble aussi et qui a beaucoup compté dans notre vie. Auparavant, elle travaillait chez Podolská qui était autrefois le Dior de Prague. Evidemment, ensuite, elle n’a plus eu le droit d’y travailler. Avec les communistes, Podolská a été fermé. Cette couturière savait le français. Moi, j’avais appris le tchèque, comme le font les enfants, avec cette dame et mon amie Alenka. Donc à cet âge-là, je parlais mieux que tchèque que français. Mon identité, ma constitution, mon monde, c’était le tchèque. »

L’école de la rue

Avant le français donc… Qu’en était-il de l’école ?

« Avant le français. On n’allait pas à l’école tchèque, on n’avait pas le droit. On n’allait pas à l’école du tout, ce qui est merveilleux quand même… »

C’était l’école de la vie…

« C’était l’école de la vie, c’était l’école de la rue. Quand il faisait froid, il fallait bien faire quelque chose de deux enfants qu’on ne pouvait pas tenir enfermés à la maison. Mon frère avait deux ans de plus que moi. On se promenait ensemble dans les rues, on regardait, on allait jouer au parc, on parlait. Notre univers, surtout le mien, s’est fondamentalement constitué là. Puisque ce monde communiste qui s’est élaboré, je le prenais pour le monde réel. Les magasins dans lesquels il n’y avait rien, je trouvais cela normal. Faire la queue dans les magasins, c’était normal. Nous, finalement, les diplomates, on avait plus de tickets d’alimentation que le reste de la population. Mais comme il n’y avait rien dans les magasins, tous ces tickets ne nous servaient à rien. Ensuite, dans les années 1950, nous avons eu droit à un magasin diplomatique où il y avait un peu plus de choses, mais dans l’ensemble il n’y avait rien. Par exemple, les bons de textile faisaient beaucoup rire ma mère : on en avait beaucoup, mais il n’y avait pas un bout de tissu à acheter dans la ville. En même temps, cette enfance qui a duré jusqu’à mes douze ans a été sans consommation, sans frustration, sans mode. »

« Pour la paix, pour la patrie, pour le socialisme »

Ce monde communiste qui naissait sur les décombres de la Seconde Guerre mondiale était pour vous une évidence, en tant que petite fille. En même temps, vous étiez fille de diplomates français, donc venus d’un pays occidental. On sait que les enfants ont toujours les oreilles grandes ouvertes. Est-ce que vous entendiez les conversations des adultes qui pouvaient contredire votre vision d’enfant ?

Photo: Archives du Museé de Mladá Boleslav
« Absolument. On entendait les gens qui disaient, doucement ils avaient peur, que c’était mieux avant. Mais vous comprenez que pour une enfant de six, sept ou huit ans, le mot ‘avant’ ne veut rien dire. Le monde est là où on vit. Donc oui, sans doute, c’était mieux avant, mais comme je n’existais pas avant et que je m’y plaisais, je ne comprenais pas trop. Comment cela pouvait-il être mieux que ce lieu où l’on pouvait être, en tant qu’enfants, en totale liberté ? Mon frère et moi, surtout moi qui parlais tchèque, servions d’intermédiaire pour mes parents qui ne parlaient pas la langue. On traduisait comme on voulait, les parents nous croyaient et ils nous laissaient une totale liberté. Qui, aujourd’hui, laisserait ses enfants de huit et dix ans, aller à des manifestations du 1er mai et crier à tue-tête ‘Za mír, za vlast, za socialismus’ (Pour la paix, pour la patrie, pour le socialisme, ndlr). Je ne l’oublierai jamais. On disait cela et on enviait beaucoup les enfants tchèques qui étaient pionniers communistes avec leur petit foulard rouge. On s’était d’ailleurs fabriqué une tenue en volant des serviettes de table rouge. A mes copines au parc, je disais que j’étais tchèque. Je m’étais même inventé un nom tchèque. Je ne le disais pas à mes parents parce que ça ne leur faisait pas plaisir, mais pour moi, j’étais tchèque. »

Quelle était la fonction diplomatique de votre père en Tchécoslovaquie ?

« Il était consul général. Par deux fois, entre deux ambassadeurs, il tenait lieu d’ambassadeur. A ce moment-là, nous vivions au palais Buquoy, à l’ambassade de France. Sinon, nous habitions tous près d’ici à Vinohrady, au numéro 17 de la rue Anna Letenská. »

C’est donc à deux pas de la radio où nous nous trouvons. J’imagine que pour vous, venir dans les bâtiments historiques de la radio qui en a vu d’autres, ça doit aussi être quelque chose… C’est le quartier dans lequel vous avez grandi…

« Le quartier où j’ai grandi, où j’ai manifesté et pleuré car tout le monde pleurait par exemple pour la mort de Staline et celle de Gottwald qui ne lui a survécu que deux, trois mois. »

Rétrospectivement comment considérez-vous cette petite fille qui criait, dans l’innocence de son âge, avec ces autres manifestants, ‘Za mír, za vlast, za socialismus’ ?

Une photo déchirée

« C’est comme une photo déchirée. Cette petite fille, je la crois, et je l’aime. Mais quand il a fallu changer de monde, quand mes parents ont été mutés en Italie après sept ans et demi, je leur ai demandé dans la voiture ‘quand reviendra-t-on ?’. Ils ont répondu : ‘Jamais !’ »

C’était sans appel.

« C’était radical. Dans leur tête, c’était évident que ce serait ‘jamais’. Ils avaient connu la guerre, mon père avait été en camps. Ensuite ils ont vécu le système communiste en Tchécoslovaquie, donc pour eux, c’était terminé. Je leur ai demandé quand je reverrai Alenka, quand reparlerai-je tchèque ? Ils m’ont répondu ‘Jamais !’. Cela a été une déchirure. C’est devenu le pays interdit, la langue interdite. Ce tchèque que je parlais couramment, je l’ai oublié en trois jours. Ça a été un choc émotionnel. Mais rien n’est venu à bout de cette langue qui est toujours gravée en moi. Elle ressort dans les situations émotives fortes. »

Avez-vous un exemple ?

« Ma petite-fille, très désobéissante, me tenait la main au moment de traverser. Elle m’a lâchée, traversé en courant, et une voiture est arrivée. Au lieu de crier ‘attention !’, il va de soi que j’ai crié ‘pozor !’. Comme une autre fois, je lui ai dit ‘honem !’ (dépêche-toi, ndlr) alors que dans la vie courante, jamais ces mots ne viennent. Mais il faut une situation émotionnelle pour que soudain un pan de langue surgisse. »

« Vouloir aller en prison, c’était une chose normale »

Vous êtes donc partis pour l’Italie quand vous aviez douze ans. Comment la Tchécoslovaquie a vécu en vous dans les années qui ont suivi ? Sans le tchèque et sans les amis tchèques…

« C’était l’horreur. Le paradis perdu. C’était l’horreur de découvrir que dans les magasins il y avait plein de choses, mais que tout le monde ne pouvait pas se les acheter. J’ai découvert l’argent, la frustration. Les parents qui disaient : ‘On ne peut pas, c’est trop cher’. Autant de phrases qu’ils n’avaient jamais dites avant puisqu’en Tchécoslovaquie il n’y avait rien à acheter. J’ai découvert la mode aussi. Tout cela n’existait pas en Tchécoslovaquie. C’était, d’une certaine façon, un monde heureux, bien que l’on ait su que des gens se faisaient arrêter. »

Photo illustrative: Archives de Radio Prague
« Ma gouvernante chérie, Věra Běhalová, qui en 1968 a émigré en Autriche, a été en prison (Věra Běhalová, historienne de l’art née en 1922, condamnée en 1952 à sept années de prison pour espionnage, ndlr). Elle a voulu aller en prison. Mon père lui disait qu’elle faisait de la provocation, mais elle lui répondait : ‘Je veux aller en prison, dans mon pays je suis enfermée, je ne peux pas dire ce que je veux. Tandis qu’en prison, j’ai ma place. En tant que contestataire j’ai ma place en prison, pas dehors’. Pour nous c’était quelque chose de terrible. On l’adorait cette femme, cette artiste, on ne voulait pas la voir derrière les barreaux. Donc pour moi, vouloir aller en prison, c’était une chose normale… »

Quand êtes-vous revenue pour la première fois en République tchèque ?

« Si vous le saviez… Il y a sept ans seulement. Je ne me le suis pas autorisé avant. C’est ma sœur qui m’a dit qu’il fallait dépasser les blocages. Elle-même était déjà revenue avec son mari, ses enfants. Elle était née ici, mais n’en avait rien connu. Sa personnalité s’est faite en Italie et dans les autres pays où nous avons vécu. Elle m’a dit qu’elle allait m’emmener. J’ai pleuré comme une madeleine. A un moment donné, elle m’a dit : ‘Interroge tes jambes et amène-moi au Pont Charles et à l’ambassade’. J’y suis allée directement. Nous y sommes allées sans se tromper. Donc la ville est en moi. »

Vos jambes ne vous ont pas trompée…

« La mémoire physique ne m’a pas trompée. L’immeuble de la radio ne m’a trompé. Je sais où je vais. Qu’est-ce que je peux dire ? Je suis rentrée chez moi… »