Fuir le régime communiste : l’histoire de la famille Polak

C’est une histoire un peu folle, une histoire dont la trame pourrait servir de base à un film d’espionnage... C’est aussi une histoire d’amitié. Une amitié forgée par le courage et l’entraide qui a permis au Tchèque Hugo Polak, à sa femme et à sa fille de fuir à l’Ouest dans des conditions rocambolesques et quasi improbables.

Nous sommes en 1964, dans un paysage idyllique de l’Adriatique. Un français, Marc Anger, accompagné de sa femme Bernadette passe ses vacances sur la presqu’île de Primošten, où un inconnu l’aborde. Il a un accent étrange lorsqu’il parle français. Marc Anger vient de rencontrer Hugo Polak, un Tchèque. Les deux hommes sympathisent, le couple de Français invite Hugo Polak à dîner. La soirée se termine, Hugo Polak se souvient :

« J’ai dit à Bernadette : il est tard, je vais rentrer, ma femme pourrait s’inquiéter. Elle m’a dit : ah oui, vous feriez mieux. Votre femme pourrait penser que vous vous êtes fait kidnapper. J’ai dit : c’est exactement ça ! J’aimerais que quelqu’un nous kidnappe mais il faudrait que ce soit quelqu’un qui nous kidnappe pour aller à l’Ouest. On a beaucoup ri, et on s’est donné rendez-vous le lendemain matin. »

Hugo Polak est né en Tchécoslovaquie. Et suit le parcours modèle d’un jeune Tchèque de la bourgeoisie dans la toute nouvelle République tchécoslovaque de l’entre-deux-guerres. Il suit des études de médecine à Genève en Suisse, que la guerre vient interrompre. En 1948, après être retourné en Suisse, il rentre en Tchécoslovaquie malgré les avertissements de ses professeurs qui le mettent en garde contre les risques qu’il encourt dans la Tchécoslovaquie devenue communiste. Les vacances prévues se terminent au passage de la frontière. On lui confisque son passeport. La vie derrière le rideau de fer commence avec son lot d’arrestations et de séjours en prison. Mais il choisit de rester en Tchécoslovaquie pour que sa future femme termine ses études. Après la naissance de leur fille, Hugo Polak continue de vouloir s’enfuir. A la fin des années 1950, le couple trouve une solution pour fuir. Ce sera le coup de grâce : Hugo Polak est arrêté, torturé, jeté en prison, puis envoyé dans les mines d’uranium de Jáchymov comme tant d’autres prisonniers. Il y passera deux ans, bénéficiant d’une amnistie générale après la mort du président Zápotocký et grâce au léger dégel de la déstalinisation. Et les projets de fuite se font de plus en plus pressants. Hugo Polak :

« Juste avant de rencontrer les Anger, on avait déjà fait plusieurs tentatives. La première était avec un cousin de ma femme qui vivait à Ljubljana. Nous espérions qu’ils auraient des contacts pour nous aider, mais il n’en avait pas. C’était drôle parce qu’à nous, médecins, il a conseillé d’aller au consulat autrichien et de dire que notre fille était malade et que nous devions rentrer à Prague le plus vite possible. Parce qu’en allant en Yougoslavie, il fallait faire un détour par la Hongrie. On est donc allés au consulat en disant que notre fille était très malade et en demandant s’il pouvait nous donner une permission pour traverser directement par l’Autriche. Mais le monsieur était un bureaucrate. Il nous a dit : je voudrais vous aider, mais vous n’avez pas de passeport. Je ne peux vous donner un visa que dans un passeport. Nous avions un permis de voyage dans le bloc de l’Est. On ne pouvait rien faire. On était très déçus. Ensuite on a découvert un consul belge à Ljubljana. Il était très gentil, mais quand je lui ai parlé de mon projet, il a eu un peu peur. Il m’a demandé si j’étais seul ou avec ma femme. Il nous a tous invités, on a parlé et finalement il a dit qu’il voulait nous aider. Il a parlé d’un ami pro-consul dans une ville près de Trieste qui pourrait nous donner une permission d’un week-end à Trieste. »

Petr Křivka
Finalement c’est la rencontre fortuite avec le couple Anger qui sera déterminante. Au fur et à mesure que Marc Anger découvre la destinée des Polak, il devient évident qu’il faut les aider à réaliser leur projet. Hugo Polak se souvient :

« Au bout de deux trois jours, on était très amis. On a commencé à parler de nous aider à nous échapper de Yougoslavie. Ils commençaient à comprendre comment était la vie sous le régime communiste et ils étaient prêts à nous aider. Ils ont décidé de nous donner leurs passeports. Heureusement on était du même âge, ma femme ressemblait à Bernadette, et moi plus ou moins à Marc. Le plus fabuleux c’est qu’ils avaient aussi leur fille inscrite dans leur passeport. Seulement leur fille avait moins de 6 ans et notre fille avait 7 ans et demi, ce qui a ensuite posé des problèmes. Marc était un organisateur incroyable. »

Et Marc Anger pense à tout : les Anger déclareront le vol de leurs papiers d’identité une fois que les Polak seront loin a priori. Les documents officiels des Polak sont eux découpés et envoyés à différentes personnes de la famille Anger. Il « relooke » les Polak à l’occidentale : les étiquettes françaises de leurs vêtements sont découpées et recousues sur les vêtements communistes, les chaussures échangées. Marc leur confie des cartes d’abonnement à un club de golf et d’autres documents qui font « authentique ».

Il faut encore penser à l’arrivée en France. C’est là qu’intervient une personnalité improbable : Jean-Pierre Coffe, le monsieur gastronomie de la télé française qui, à l’époque, est l’adjoint de Marc chez Job, le fabricant de papier à cigarettes. C’est lui qui ira récupérer les clés des Anger chez la sœur de Marc pour que les Polak aient un toit au-dessus de leur tête à Paris.

La fuite des Polak connaîtra encore quelques rebondissements, mais finalement la famille parviendra à gagner la France... Evidemment, les Polak seront interrogés par les services secrets. Et Marc Anger aura maille à partir avec la justice pour avoir confié ses papiers d’identité. C’est paradoxalement grâce à un inspecteur de la DST que Marc Anger cessera d’être inquiété, un inspecteur qui s’était lui-même occupé d’Hugo Polak dont il avait admiré le parcours et le courage. Marc apprendra par la même occasion que l’arrestation d’Hugo Polak par les services communistes en 1957 lors de ses projets de fuite par Berlin avait été la conséquence des agissements de l’agent double britannique Kim Philby, qui avait « balancé » des réseaux organisés. Quand la grande histoire croise la petite histoire...

Les Polak ont émigré aux Etats-unis où ils ont fait carrière. Aujourd’hui à la retraite, ils partagent leur temps entre l’Amérique et la République tchèque. Les souvenirs de cette aventure incroyable ont été consignés par Marc Anger dans un livre publié en 2007 aux éditions de L’Harmattan sous le titre « La tour de la mort, l’amitié défie le rideau de fer ».