Elisabeth Lobkowicz : « Electricien en Tchécoslovaquie, mon mari Jaroslav était un réfugié à Munich »

Elisabeth Lobkowicz, photo: Magdalena Hrozínková

C’est une histoire d’amour qui traverse les frontières et les régimes politiques. Une histoire digne d’un conte de fées, puisqu’il s’agit au départ d’une rencontre entre deux jeunes aristocrates, une Française et un Tchèque, dans un château en Bavière, qui par la suite « vécurent heureux et eurent beaucoup d'enfants ». Mais au-delà de son aspect romantique, l’histoire de la vie d’Elisabeth et de Jaroslav Lobkowicz, représentant la branche des Lobkowicz originaires de Křimice, en Bohême de l’Ouest, reflète les soubresauts, la persécution et les défis de la noblesse tchèque dans la deuxième moitié du XXe siècle. Dans le discours de la princesse Elisabeth Lobkowicz, qui est l’invitée de cette émission, il n’y a pourtant point d’amertume. Avec les autres membres de la famille Lobkowicz, elle partage un même élan, un même courage et un même humour, des traits sans lesquels il aurait été impossible de faire face à l’arbitraire communiste ou encore aux difficultés de l’époque postrévolutionnaire en République tchèque. Rencontre.

Elisabeth Lobkowicz,  photo: Magdalena Hrozínková
« Les Lobkowicz étaient nobles dès le départ, c’étaient des barons. Au XVIIe siècle, Rodolphe II leur a donné le titre de princes. Cela veut dire que le chef de famille s’appelle ‘kníže’, donc ‘fürst’ en allemand. Les autres membres, ce sont les princes ou princesses.

Moi, je suis née Elisabeth de Vienne, ma famille vient du Nord de la France. Elle est mélangée de hauts fonctionnaires de l’administration royale depuis le XVIIe siècle.

Je me suis fait une idée des pays totalitaires grâce aux Aventures de Tintin. Outre Tintin en Amérique ou Tintin au Congo, il existe un album très bizarre qui s’appelle Le Sceptre d’Ottokar. Elle raconte l’histoire d’un pauvre roi malheureux, honnête et gentil, mais toujours menacé par ses voisins qui sont despotiques, méchants et criminels. Heureusement, grâce à Tintin, ce malheureux roi arrive à vaincre ses ennemis. Voilà ce que je connaissais sur les ‘royaume de l’Est’ à l’âge de dix ans, lorsque j’ai commencé à lire ces histoires. Mon mari Jaroslav a été le premier représentant d’un tel ‘royaume éloigné’ que j’ai rencontré dans un château en Bavière… »

Le palais Lobkowicz au Château de Prague,  photo: VitVit,  CC BY-SA 3.0
Le nom Lobkowicz est familier à tout un chacun en République tchèque : la dynastie possède ici d’innombrables monuments historiques, parmi lesquels le palais Lobkowicz au Château de Prague, les châteaux de Mělník ou de Nelahozeves, ainsi que des brasseries, des domaines viticoles. Mais surtout, les Lobkowicz représentent la plus haute aristocratie tchèque. C’est une dynastie ancienne, dont les origines remontent au XIVe siècle, et dont l’histoire est étroitement liée à celle de Prague, de la Bohême et de toute l’Europe centrale.

« La famille Lobkowicz, ainsi que d’autres familles nobles du pays, que ce soit les Schwarzenberg ou les Sternberg, ont toujours été mélangés à la politique. Ce qui est important, c’est que ces familles aristocratiques ont fait le choix du côté catholique, le choix de la fidélité à l’empereur Ferdinand pendant la Guerre de Trente Ans. Il y a eu la séparation en 1648 avec le Traité de Westphalie et tous les nobles tchèques, entre autres, qui ne prenaient pas partie pour l’empereur Habsbourg, devaient vendre leurs biens et quitter le pays. Par conséquent, au moins trois quarts de la noblesse ont disparu et il n’est resté que certaines familles, parmi lesquelles les Lobkowicz, les Schwarzenberg, les Colloredo-Mansfeld, les Kinski ou encore les Kolowrat. En rachetant les châteaux et propriétés de la noblesse exilée (d’ailleurs pour un prix minime car il n’y avait pas suffisamment d’acheteurs), ces familles sont devenues extrêmement riches. Elles se sont retrouvées avec d’immenses propriétés et il leur a fallu les gérer correctement, car ces biens étaient sous contrôle des Habsbourg, redoutés même par la haute noblesse. »

Allégeance à la Tchécoslovaquie occupée

Le blason des Lobkowicz
« Toutes ces grandes familles aristocratiques sont restées très riches jusqu’en 1918. Suite à la réforme du nouveau gouvernement de la jeune République tchécoslovaque, elles ont perdu une partie de leurs biens, tout en restant quand même assez riches. Arrivent les années 1930 avec la montée en puissance du nazisme. Il fallait prendre une décision. Avant même les accords de Munich, les grandes familles aristocratiques tchèques se sont réunies pour signer un document dans lequel elles ont exprimé leur soutien au président Beneš, en disant qu’elles étaient prêtes à s’engager militairement. C’était une déclaration officielle, tout le monde l’a lue. Après la signature des accords de Munich, les mêmes gens se sont de nouveau réunies et ont fait une seconde proclamation qualifiant ces accords d’injustes et se disant prêts à combattre les nazis. En mars 1939, au moment de l’occupation de la Tchécoslovaquie, ces mêmes familles se sont réunies une troisième fois et ont refait encore une proclamation. Les noms de ceux qui l’ont signée sont connus, car les originaux des documents sont conservés aux Archives nationales. Les biens des signataires ont été mis sous séquestre par les Allemands, quand ils n’ont pas été confisqués, comme c’était le cas de la famille Colloredo-Mansfeld qui a initié cette proclamation. »

A l’heure des confiscations

Château baroque de Křimice,  photo: Miloš Turek

« Les biens de notre branche, les Lobkowicz de Křimice, ont également été mis sous séquestre. L’administrateur allemand de la propriété de Křimice envoyait tous les revenus en Allemagne. Or les dépenses, donc les salaires des employés par exemple, ont été mises sous la propriété, c’est-à-dire sur des hypothèques. A la fin de la guerre, les Lobkowicz ont restitué leurs biens, mais également les dettes faites par les Allemands. Arrivent ensuite les communistes avec la confiscation de tous les actifs, mais pas les dettes… Pendant des années, les autorités communistes ont fait pression sur mon beau-père, en lui disant : ‘Nous sommes gentils avec vous, M. Lobkowicz, mais vous, vous devez à l’Etat tant et tant de millions ! Mon beau-père a été confronté à des menaces, il a été convoqué à plusieurs reprises par la police, même par la police secrète… C’était très difficile pour lui. »

La famille Lobkowicz est alors privée de son château baroque de Křimice, situé à proximité de Plzeň, dans l’ouest de la Bohême. Il ne lui sera restitué qu’en 1994. Jaroslav Lobkowicz, le futur mari d’Elisabeth, a neuf ans au moment de la confiscation, survenue en 1951. Les autorités communistes transforment alors le château en une pension destinée aux jeunes apprentis de l’usine Škoda de Plzeň. Elisabeth Lobkowicz :

« Pour montrer que le château appartenait bien à Škoda, les autorités ont fait laquer toutes les parties en bois, c’est-à-dire les belles portes et les encadrements, en vert bien épais, car le vert était la couleur des machines dans l’usine. C’était un acte de vandalisme immédiat. Ensuite, la commission culturelle nationale a fait des inventaires et ramassé et emmené quelque part la plupart des meubles du château. Comme l’administration communiste n’est pas arrivée à tout prendre, elle a organisé une vente aux enchères dans la cour du château. Appauvris par la guerre, les gens venaient acheter des meubles et des œuvres d’art à des prix minimes, une belle peinture ancienne à dix couronnes par exemple. D’ailleurs, c’est mon beau-père qui était à la caisse. Dans le cas du château de Český Šternberk, transformé en musée, le propriétaire faisait le guide… Pour ce qui est de la famille de mon mari, on l’a installée dans un bâtiment qui avait appartenu à l’administration du château. Même s’il y avait des toilettes, le bâtiment était inhabitable : sans cuisine, sans salle de bain et pratiquement sans chauffage. Ils étaient cinq enfants plus le grand-père. Comme les communistes ont trouvé la surface assez grande, ils les ont installés dans deux pièces. Les autres espaces étaient occupés par des sous-locataires qui étaient d’ailleurs censés surveiller les Lobkowicz. »

Je n’épouse pas quelqu’un qui n’a pas de travail !

Quelque dix-sept ans plus tard, en juillet 1968, la jeune Parisienne Elisabeth de Vienne fait la connaissance de Jaroslav Lobkowicz âgé alors de 26 ans. Leur première rencontre a lieu en Bavière où, par ailleurs, le couple franco-tchèque allait vivre pendant une vingtaine d’années, après avoir conclu le mariage en 1970 à Paris.

« La famille Lobkowicz comme les autres grandes familles de la noblesse de Bohême n’était pas seulement tchèque : ces familles avaient beaucoup d’enfants qui se mariaient souvent en Allemagne ou en Autriche. Une des sœurs de mon futur beau-père avait épousé un Bavarois. Ils avaient un joli château et beaucoup d’enfants. J’avais fait connaissance des filles chez d’autres cousins belges… Vous voyez : la noblesse à un certain niveau était reliée entre elle par-dessus les frontières et même par-dessus les frontières linguistiques. J’avais donc été invitée chez une tante belge et elle avait aussi invité des cousines allemandes. Celles-ci m’ont invitée ensuite en Bavière et c’est là que j’ai rencontré mon mari tchèque. »

Alors qu’Elisabeth est en train de terminer ses études de philologie à la Sorbonne, Jaroslav, lui, gagne sa vie en tant que réparateur de télévisions, n’ayant pas pu accéder aux études supérieures en Tchécoslovaquie.

« Mon mari était réfugié. Il a quitté la Tchécoslovaquie en 1968 avec plusieurs centaines de milliers de jeunes Tchèques. Ses parents, eux, sont restés en Tchécoslovaquie, ils n’avaient plus la force de recommencer leur vie ailleurs. Après l’invasion des troupes soviétiques, les autorités communistes ne savaient pas trop quoi faire, alors ils ont, dans un premier temps, laissé sortir les gens, alors que normalement, les frontières étaient infranchissables. Ainsi, les jeunes Tchèques ont été très nombreux à quitter leur pays, surtout les jeunes hommes. Ce sont toujours les jeunes hommes qui tentent leur chance, c’est comme aujourd’hui… Ce qui est intéressant, c’est que les jeunes Tchèques ont tous cherché du travail et en ont trouvé, parce qu’ils prenaient n’importe quel travail. Ils travaillaient dans des usines allemandes avec des Turcs et cela leur a été égal. Ensuite, ils s’efforçaient de sortir de la condition ouvrière, car il s’agissait souvent de gens qui avaient fait des études et avaient un potentiel. Tous les Tchèques que nous avons connus en Bavière, et qui étaient nombreux, ont réussi à faire des carrières qui correspondaient à leurs capacités et leurs talents. »

Jaroslav Lobkowicz,  photo: TOP09
Cela a été le cas aussi de Jaroslav. Lorsque nous nous sommes connus, il a dit tout de suite qu’il voulait m’épouser, mais moi, j’ai répondu que je n’allais pas épouser quelqu’un qui n’avait pas de travail (rires) et qu’il fallait d’abord qu’il ait une formation. Finalement, il a obtenu sa bourse et il a fait ses études d’électrotechnique rapidement, en l’espace de trois ans. »

Installés à Munich jusqu’au début des années 1990, Elisabeth et Jaroslav Lobkowicz élèvent leurs trois fils. Jaroslav fait une belle carrière chez Siemens et même s’il bénéficie d’un statut légal en RFA, il préfère ne pas rendre visite à ses parents en Tchécoslovaquie pendant une dizaine d’années. C’est son épouse Elisabeth qui le remplace pendant ce temps-là, apportant aux Lobkowicz une aide matérielle et un soutien moral.

Après la révolution de Velours, le château de Křimice, dévasté, est restitué aux Lobkowicz. Bien que les travaux de restauration y soient toujours en cours, le monument s’ouvre au public plusieurs fois par an pour des festivités, manifestations culturelles ou autres événements spéciaux. Jaroslav Lobkowicz y exploite même une petite usine de production de choucroute. Mais surtout, le prince s’engage en politique, d’abord au sein du parti chrétien-démocrate puis du parti TOP 09, et effectue deux mandats de député, jusqu’en 2017.

Les antiquaires tchèques étaient surtout des commerçants

Pendant ce temps-là, son épouse s’engage, entre autres, au sein de la communauté catholique francophone à Prague et représente, pendant quelques années, la société internationale de vente aux enchères Christie’s à Prague :

« J’avais pris contact avec eux, parce que ma famille possède des immeubles très anciens à Paris qui datent d’avant la révolution. Mes parents avaient retrouvé dans la cave de l’une de leurs maisons des bouteilles de vin extrêmement anciennes, datant environ du milieu du XIXe siècle. Nous en avons bu quelques-unes, c’était merveilleux… J’ai trouvé dommage de les boire toutes et j’en ai apporté quelques-unes au représentant de Christie’s à Munich. Cela m’a permis de faire leur connaissance et à cette occasion, ils m’ont proposé de travailler pour eux. Pendant deux semaines, j’ai résidé à Londres pour voir comment ils travaillaient. Personnellement, ayant été entourée d’objets d’art dans ma petite enfance, j’ai eu une certaine facilité pour ce travail. A Prague, j’ai eu une carrière assez intéressante : j’étais une personne importante pour des marchands d’antiquités qui sont tout de suite apparus ici après la chute du communisme. C’était assez amusant, car finalement c’étaient des commerçants qui ne connaissaient rien à l’art, ils auraient pu vendre des saucisses et cela aurait été pareil. Ils m’aimaient beaucoup, parce que je leur apportais des catalogues de Christie’s qui sont extraordinaires. Ils apprenaient, donc ils vendaient beaucoup mieux ! »

La maison d'Elisabeth et Jaroslav Lobkowicz à Malá Strana,  photo: Magdalena Hrozínková

La société tchèque ne s’est pas libérée du communisme

Elisabeth et Jaroslav Lobkowicz vivent aujourd’hui dans un immeuble à Malá Strana, à proximité des jardins du Château de Prague et en face du siège de la Chambre des députés. Une dernière question mérite d’être posée lors de la visite que Radio Prague a rendue à Elisabeth Lobkowicz dans cet immeuble qui servait jadis de remise pour les calèches du palais Thurn avoisinant : quel est le regard que la princesse porte sur la société tchèque actuelle ?

Elisabeth Lobkowicz,  photo: Magdalena Hrozínková
« A mon avis, c’est une société qui ne s’est pas encore vraiment libérée du communisme. Celui-ci a pris une autre forme, plus philosophique qui se manifeste par un manque de vertu. Comme le disait Pavel Fischer (sénateur et ancien ambassadeur tchèque en France, ndlr) : ‘On a éteint la lumière en 1991 et on l’a rallumée après 2000.’ Ceux qui se sont débrouillé pour s’enrichir sans que les tribunaux s’intéressent à leurs activités forment la nouvelle ‘upper class’. Quelqu’un comme Andrej Babiš est très représentatif. Cela ne veut pas dire qu’il soit un mauvais Premier ministre. Mais il est devenu très rapidement extrêmement riche et nous ne comprenons pas bien comment… »