A quoi servent les élections aujourd’hui en République tchèque ?

Photo: Facebook de l'initiative Vraťte nám stát!

Tandis que la campagne électorale culminait et que les médias analysaient dans les détails les résultats des derniers sondages, assez rares ont été ceux à s’interroger sur quelques-unes des questions de fond que soulève la tenue, ces vendredi et samedi, des élections législatives anticipées. Dans un contexte de crise politique quasi permanente ces derniers mois, ces questions méritent pourtant d’être posées. C’est ce qu’a donc fait l’initiative Vraťte nám stát! (Rendez-nous notre Etat !) en organisant, le 16 octobre dernier, à Prague, un débat public consacré à la fonction première des élections et à leur sens aujourd’hui en République tchèque. Le philosophe Václav Bělohradský et la politologue Vladimíra Dvořáková se sont attelés à la tâche.

Photo: Facebook de l'initiative Vraťte nám stát!
Organisé dans les locaux mansardés de la Malostranská Beseda le débat avait pour titre quelque peu provocateur « A quoi servent les élections ? ». Banale de prime abord, la question n’en a pas moins été à l’origine d’un débat animé appelant à réfléchir sur le rôle de chaque citoyen au-delà encore de sa simple participation au vote.

Professeur de sciences politiques à l’Ecole supérieure d’économie de Prague, Vladimíra Dvořáková est l’auteur d’un livre intitulé « Rozkládání státu » (La décomposition de l’Etat). Dans cet ouvrage, Vladimíra Dvořáková s’intéresse aux mécanismes de transition entre les systèmes considérés comme non démocratiques et démocratiques. Selon elle, le principal problème actuellement de la politique tchèque est le dysfonctionnement systémique de la plupart de ses institutions :

« Ce qui s’est passé en République tchèque, c’est que les institutions politiques de base, nécessaires pour un fonctionnement normal du pays, ont été complètement éliminées. C’est pourquoi on en arrive à des absurdités incroyables, comme de voir la secrétaire du premier ministre commander des généraux… »

Selon Vladimíra Dvořáková, il faut considérer l’acte de voter dans un sens plus large :

Vladimíra Dvořáková,  photo: Facebook de l'initiative Vraťte nám stát!
« Lorsque nous nous rendons aux urnes, nous ne devrions pas prendre en considération uniquement le parti auquel nous donnons notre voix. Il est également important de réfléchir à la façon dont nous exigerons le respect et l’application de ce que ce parti a promis de faire une fois au pouvoir. Par ailleurs, lorsque ces promesses sont faites pendant la campagne électorale, et c’est là le rôle crucial de la société civile, il faut également veiller à la façon dont elles pourront être réalisées. »

Dans cette optique, la nécessité des réformes évoquée par tous les partis, quelle que soit leur place sur l’échiquier politique, se retrouve quelque peu vidée de son sens. La première des solutions serait d’adopter une nouvelle loi sur la fonction publique. Pas très attrayante pour les électeurs, cette loi reste toutefois cruciale. D'autant plus que la République tchèque est le dernier pays membre de l’Union européenne à ne pas encore avoir adopté cette loi, la faute aux obstructions en tous genres au Parlement...

« Faire des réformes, et je n‘en nie pas la nécessité, sans que le système fondamental ne fonctionne, c’est comme aller se faire opérer dans un hôpital qui ne dispose pas des équipements élémentaires et où les normes d’hygiène ne sont pas respectées. Cela n’a aucune utilité ! A présent, il est absolument essentiel de réinstaurer les mécanismes de contrôle de base qui fonctionnent dans les démocraties établies. Ce n’est qu’ensuite que l’on pourra débattre d’une politique plus à droite ou plus à gauche, ou comment mener telle ou telle réforme. »

Philosophe et professeur de sociologie politique à l’Université de Trieste en Italie, Václav Bělohradský a, lui, tout d’abord présenté sa conviction politique :

Václav Bělohradský,  photo: Facebook de l'initiative Vraťte nám stát!
« J’appartiens à cette génération de philosophes politiques qui ne sont partisans ni de ‘lib’ ni de ‘lab’, c’est-à-dire qu’ils ne sont pas plus favorables au courant libéral qu’au courant social-démocrate. Je suis plutôt partisan de ’alternance de ces deux courants. Selon moi, cet ‘axe lib-lab’, à savoir l’alternance de gouvernements libéraux et sociaux-démocrates, constitue la colonne vertébrale de la démocratie. Et en tant que citoyen, je suis responsable du fonctionnement de cet instrument. »

Cependant, toujours selon Václav Bělohradský, depuis plusieurs années, cet axe serait en train de se briser. Outre les conséquences néfastes de la mondialisation de l’économie, les raisons profondes de cette crise politique se trouvent dans le dysfonctionnement de la société civile en tant que telle, un phénomène symptomatique de la société tchèque. Václav Bělohradský illustre ce phénomène à l’aide d’une parabole :

« Imaginez dix personnes, dix amis, qui décident d’aller au cinéma. Pour y aller tous ensemble, il est nécessaire de trouver un compromis. Quel film, quelle séance, etc. Forcément, tout le monde n’est pas d’accord. Pour résoudre le dilemme, ces dix personnes peuvent alors dire : ‘Joseph, c’est toi qui décide quel film nous irons voir.’ C’est ce qu’ils feront, si le plus important pour eux est d’aller ensemble au cinéma. Dans le cas contraire, ils se diviseront. Et qu’est-ce qui aura fait éclater le groupe ? C’est ce qu’on appelle les ‘frais de transaction’. La coopération entre les individus n’est jamais gratuite. Et il faut donc établir des conditions de coopération efficaces. Une société civile fonctionnelle est une société qui a su instaurer de telles conditions. Autrement dit, une société où les frais de transaction sont bas. »

Le philosophe prétend que l’un des attributs de la société tchèque actuelle sont précisément des frais de transaction trop élevés, qui ne cessent de la déchirer. Václav Bělohradský explique aussi par là le cercle vicieux du phénomène des partis politiques éphémères et la création de nouvelles entités hybrides qui se caractérisent par un fusionnement des sphères privée et publique. Tels des phénix, ces pseudo partis renaissent éternellement de leur cendres, sans pour autant être capables d’imposer quoi que ce soit :

« Pour la énième fois, on assiste à la création de nouveaux partis politiques. Pourquoi ne durent-ils pas ? Justement à cause de ces frais de transaction élevés ! L’organisation d’un parti politique repose sur sa faculté à coopérer et, visiblement, cela ne marche pas dans le contexte tchèque. Le rôle d’un parti politique, tout comme celui d’un Etat, est de réduire ces frais de transaction. Et c’est là un des traits négatifs de la société civile tchèque : elle est affaiblie par son incapacité à coopérer à des frais raisonnables. La situation à laquelle nous sommes confrontés actuellement reflète bien ce problème. »

Photo: Facebook de l'initiative Vraťte nám stát!
Depuis l’annonce des élections anticipées, les Tchèques sont nourris de débats préélectoraux télévisés, d’entretiens. Les jounaux dénoncent quotidiennement tel ou tel aspect de la campagne et les élucubrations foisonnent sur le sort de l'Etat tchèque après ces élections « tout à fait décisives ». Difficile dans ce contexte de prendre du recul et de s’attarder sur le sens même de ces élections. L’initiative Vraťte nám stát! (Rendez-nous notre Etat !) a voulu rappeler aux citoyens que les élections, qui sont la quintessence de la démocratie, ne se résument pas uniquement au dépôt d’un bulletin de vote une fois tous les quatre ans. Au contraire, elles sont la représentation de la société et si celle-ci se veut civile, elle a encore bien des efforts à faire.