Le pont de Remagen : histoire d’un tournage interrompu par l’invasion soviétique en 1968

Le pont de Davle, photo: ŠJů, CC BY-SA 3.0

En marge des commémorations des 50 ans de l'invasion de la Tchécoslovaquie en 1968, Radio Prague vous propose de se pencher sur un événement relativement peu connu et passé assez inaperçu... Tout cela autour du tournage d’un film de guerre américain, Le Pont de Remagen, près de Prague, pendant l’été 1968. Ce reportage avait été réalisé à l'occasion des 40 ans de l'anniversaire de l'intervention soviétique. L'histoire de ce tournage est si singulière que nous nous sommes dit que le 50e anniversaire était l'occasion où jamais de le diffuser une nouvelle fois.

Jindřich Laube,  photo: Anna Kubišta
Août 2008... A une trentaine de kilomètres de Prague, en compagnie de Jindřich Laube, nous roulons dans sa jeep américaine historique

Direction le petit village de Davle qui s’étend le long de la rivière Vltava.

« Nous roulons en direction de Davle, c’est là qu’en 1968, s’est déroulé le tournage d’un film intitulé le Pont de Remagen. »

Tout comme les 20 et 21 août 1968, il fait chaud et beau, l’été tire à sa fin, mais pour l’instant personne n’a envie d’y penser... Il y a de cela 40 ans, personne non plus ne pensait que l’été s’achèverait aussi brutalement. Lorsque les troupes du Pacte de Varsovie envahissent dans la nuit le pays, c’est tout un peuple qui a la gueule de bois, après l’espoir suscité par les réformes du Printemps de Prague.

Tout cela, c’est l’histoire connue... mais il y a des moments où la grande histoire va de pair avec de petites histoires, et c’est celle-ci que nous raconte Jindřich Laube :

« A l’époque en 1968, j’avais 13 ans... Comme j’habitais à Prague et que c’était un gros événement, j’ai appris qu’il y avait un tournage à Davle. En plus nous avions une maison de campagne à 3 stations de train de là. Et puis, j’étais un petit garçon, vous savez ce que c’est : les petits soldats, le matériel militaire, tout ça m’intéressait évidemment ! »

Photo: Anna Kubišta
Le scénario du Pont de Remagen ? La fin de la deuxième guerre mondiale approche. Les soldats américains reçoivent l’ordre de conquérir le dernier pont intact au-dessus du Rhin. Côté allemand, la Wermacht reçoit l’ordre inverse : il faut faire sauter le pont... Mais l’officier allemand en charge veut attendre le plus longtemps possible, car il veut sauver des milliers de soldats allemands menacés d’être encerclés de l’autre côté.

En 1968, alors que les relations Est-Ouest, notamment en Tchécoslovaquie, se sont calmées, la société United Artists décide de tourner Le Pont de Remagen à Davle, car l’Allemagne fédérale a refusé de laisser les studios hollywoodiens tourner sur les lieux réels. C’est John Guillermin qui dirige le film où jouent des stars hollywoodiennes de l’éopque, George Segal et Robert Vaughn. Quelques acteurs tchèques comme Rudolf Jelínek ou Vít Olmer font aussi une apparition. Mais alors pourquoi avoir choisi justement Davle ? Réponse de Jindřich Laube :

« Evidemment, je ne connais pas le détail, mais en gros, Davle a été choisi pour sa ressemblance avec le village de Remagen près de Bonn. Bien entendu, ici, la rivière c’est la Vltava, et elle est trois fois moins large que le Rhin, donc le film a dû être adapté... »

Le montage des décors commence dès mars 1968, le petit village est transformé, la vie des habitants bat au rythme du tournage...

'Le pont de Remagen',  photo: United Artists
« Là nous roulons donc toujours en direction de Davle, et nous sommes du côté de la rivière où se trouve le village qui a été transformé en Remagen. Après on ira voir de l’autre côté, où a été creusé un tunnel exprès pour l’occasion... C’est là aussi que le film a été interrompu, or une bonne partie du film se déroule dans le tunnel. Le reste du film a été terminé en Allemagne et en Italie... »

Car l’invasion des troupes soviétiques en Tchécoslovaquie complique le tournage et menace de causer des quiproquos plutôt désagréable, vue la situation, comme me l’a expliqué Jindřich Laube, après avoir garé sa jeep près du pont de Davle :

« En réalité, les problèmes ont commencé dès le mois de juillet... Je l’ai même retrouvé dans des journaux soviétiques de l’époque qui affirmaient qu’une contre-révolution se déroulait en Tchécoslovaquie. La preuve en était selon eux, que des unités américaines et allemandes se trouvaient aux abords de Prague ! C’était évidemment absurde puisque les tanks servaient au film. Même les uniformes étaient d’époque... ce qui est très clair pour les uniformes allemands, peut-être moins pour les uniformes américains qui n’avaient pas beaucoup changé. »

Le tournage est interrompu par la force des choses... Mais les producteurs avaient encore des droits pour détruire réellement un pont dans une ville du nord de la Bohême. Coïncidence amusante... cette ville, c’est Most, qui veut dire ‘pont en tchèque’... mais finalement, même cette scène ne sera pas tournée... Jindřich Laube :

'Le pont de Remagen',  photo: United Artists
« Finalement, les Américains y ont renoncé, ils n’ont pas voulu causer des problèmes aux Tchèques vis-à-vis des Soviétiques avec des explosions etc... Il y aurait pu avoir des malentendus, l’atmosphère était tendue. Même ici à Davle, on dit qu’il y a eu quelques moments difficiles. Mais bon, apparemment l’officier soviétique était raisonnable, donc ça s’est calmé. Les Russes avaient installé leur matériel dans une carrière, et des tentes sur le terrain de jeu. Et certains Russes continuaient à penser qu’il y avait une armée étrangère ici ! Ce n’était pas le cas, mais il suffit d’un imbécile, vous savez, et ça génère des conflits... »

Le tournage interrompu, toute l’équipe du film est rappatriée à l’Ouest dans 28 taxis et seul reste un comédien, Robert Logan qui filme et prend encore des photos de l’invasion...

Photo: Anna Kubišta
40 ans plus tard, les habitants se souviennent encore du tournage car depuis la révolution de Velours plusieurs commémorations et reconstitutions se sont déroulées. L’auberge locale près de la petite gare a même été rebaptisée d’après le nom du village allemand de Remagen...

Et 40 ans plus tard, le réalisateur Vladimír Drha, a choisi Davle pour tourner une partie de son film Anglické jahody (Les fraises anglaises) : l’été 1968, mais aussi le tournage du Pont de Remagen servent d’arrière-plan historique à son scénario, on l’écoute : « L’histoire des Fraises anglaises est liée au tournage du Pont de Remagen. Car un des personnages principaux est un soldat russe qui lorsque son unité arrive à Davle est persuadé qu’ils sont arrivés en Allemagne de l’Ouest. Il voit des panneaux écrits en allemand, alors il panique et décide de déserter. »

L’histoire de ce jeune soldat russe va s’imbriquer alors dans celle d’une famille qui vit dans le coin :

'Les fraises anglaises',  photo: Falcon
« Le film raconte l’histoire d’un jeune Tchèque qui doit partir en Angleterre pour cueillir des fraises. C’était à la mode à l’époque d’aller en Angleterre pour travailler, dans les années 60 c’était assez libre. Mais finalement il ne part pas parce qu’à cause de l’invasion soviétique le 21 août, tous les trains sont bloqués. Du coup, il se rend dans sa maison de campagne avec sa petite amie, et c’est là où se cache le déserteur russe. A côté de cela, il y a l’histoire de la famille de ce jeune Tchèque avec la grand-mère qui est une fidèle communiste, la mère qui ne s’occupe que du foyer et le père qui a été enfermé par les nazis, par les communistes dans les années 50, et qui s’agite et veut faire de la résistance à tout bout de champ et au lieu de cela, apparaît comme un personnage comique... »

Deux jeunes acteurs tchèques interprètent les rôles du jeune Tomáš et de sa petite amie... Eux, comme de nombreux jeunes de leur génération en savent finalement peu sur 1968... Ivan Lupták :

« Moi j’ai appris beaucoup plus sur ce qui s’est passé, grâce au film en fait. J’avais une vague idée à cause de l’école, mais il me semble qu’on a à peine évoqué le 21 août 1968. Avec ce que j’ai pu découvrir grâce au film, je dois dire que je suis vraiment surpris de voir que quelque chose comme ça ait pu se produire.... On a vu un documentaire et c’est incroyable le nombre de personnes qui est sorti dans les rues pour manifester ! »

Marie Štípková et Ivan Lupták,  photo: Falcon
Marie Štípková, qui joue le rôle de Táňa, sa petite amie, regrette pour sa part qu’un tel engagement citoyen ne soit plus possible aujourd’hui :

« Je ne sais pas si on peut vraiment comparer les deux événements, mais récemment, j’ai vécu une situation qui m’a semblé un peu similaire. Lorsqu’il y a eu les manifestations du monde de la culture à Prague, en rapport avec le problème des subventions de la mairie de Prague, les artistes et les gens du théâtre notamment se sont rassemblés devant la mairie, ont manifesté. A ce moment, j’ai vu pas mal de documentaires sur 1968 parce qu’on tournait. Quand il y a eu la première manif devant la mairie, j’ai eu l’impression que c’était tellement insuffisant ! Et je me suis dit qu’à l’époque les gens bougeaient plus... »

La petite église construite sur la falaise au-dessus de la rivière pour les besoins du tournage n’existe plus...,  photo: Anna Kubišta
Quarante ans plus tard, donc, le pont de Davle enjambe toujours la Vltava... La petite église construite sur la falaise au-dessus de la rivière pour les besoins du tournage n’existe plus... seuls des restes de murs en pierre du tunnel sont encore visibles de l’autre côté du pont et de la voie de chemin de fer, dissimulés derrière les broussailles...

Le film Le Pont de Remagen a été projeté une fois en 1969, se souvient Jindřich Laube, mais très vite, le processus dit de normalisation a pris le dessus, et il faudra attendre la révolution de Velours pour que les Tchèques puissent à nouveau voir ce film de guerre...


Rediffusion du 24/08/2008

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