Le Manhattan pragois

Prague

La vie de chaque jour, en République tchèque, c'est aussi l'apparence que prennent les villes du pays, en premier lieu la capitale, Prague. Depuis quelque temps, on discute d'un projet qui est plutôt très controversé : la construction de tours, de gratte-ciel. On parle du Manhattan pragois... C'est le sujet de la République tchèque au quotidien, présenté par Alain Slivinsky.

« Une si belle ville devrait être habitée par des gens qui ont le sens de la beauté ». C'est le grand écrivain tchèque, Bohumil Hrabal, qui parle ainsi de Prague. « Bestia Triomphans » - la bête triomphante - c'était le titre d'une protestation d'un autre grand écrivain et critique littéraire tchèque, Vilem Mrstik, contre les efforts de la municipalité pragoise de « dévaster et vandaliser Prague, sans être consciente du caractère barbare de son oeuvre », comme l'écrivait Mrstik. Il faut dire que les problèmes de la fin du 19ème et du début du 20ème siècle affligent les partisans de la belle architecture, de nos jours aussi.

Depuis les changements de 1989, Prague a vécu l'effervescence de la construction, du bâtiment, de l'architecture de la fin du 2ème et du début du 3ème millénaire. Nous avons vu apparaître, sur la rive de la Vltava, la « Maison dansante », un bâtiment d'une originalité audacieuse, rappelant un couple dansant, sous la forme de deux tours, mais qui ne dépassent pas le niveau des maisons environnantes. Au temps de sa construction, la maison avait suscité une très vive polémique. Les années ont passé et la Maison dansante est devenue une partie inséparable du panorama de Prague. D'autres bâtiments modernes ont été très critiqués, même encore sous le régime communiste. Le plus bel exemple est, certainement, le bâtiment de la Nouvelle scène, en face de la construction historique du Théâtre national, dans le centre de Prague. Il faut dire que pour un laïc même, en architecture, le plus frappant, et ce qui peut le plus déplaire, est un bâtiment qui dépasse le niveau des autres, qui saute aux yeux. Ainsi donc, la tour de télévision, qui se trouve dans le quartier de Zizkov, a été très critiquée. En montant au Château de Prague, on découvre un large et magnifique panorama de Prague, avec un angle de vue de plus de 120 degrés. Il est vrai que la tour de télévision gâche, passablement, ce panorama, se pointant comme une sorte de doigt vers le ciel. Heureusement, elle est isolée. Elle fait un peu le même effet que la Tour Montparnasse, à Paris.

Il est possible, naturellement, d'incorporer l'ancien et le moderne. En vérité, cela est une nécessité. En effet, il est difficilement concevable de construire les bâtiments du troisième millénaire avec les moyens de l'époque médiévale. Les lois sur la protection du patrimoine existent. Elles tiennent compte et protègent celui-ci. Il ne s'agit pas seulement d'un site, où devrait être construit un bâtiment moderne, mais aussi de ses environs. Il semble, pourtant, que les grands du bâtiment, les entrepreneurs du béton, ignorent, complètement, les normes juridiques, mais le bon sens et le bon goût, aussi. Ainsi donc, il existe un projet de construction de deux tours, dans le quartier de Pankrac, en fait sur son esplanade. Disons, tout de suite, que ce quartier a déjà été touché par la construction du Palais de la culture, sous les communistes, devenu Palais des congrès, aujourd'hui. Lui aussi est visible de partout. Les rois du béton prévoient la construction de deux tours nouvelles, l'une de 120 mètres de hauteur, l'autre de 160 mètres. Elles devraient représenter le début de la construction d'une sorte de Manhattan pragois... Un projet qui suscite une vive polémique, la signature d'une pétition d'experts contre, la crainte d'autres experts aussi.

Vous vous direz que des tours, il en apparaît un peu dans toutes les capitales du monde. Les partisans de ce projet présentent l'argument de La Défense, à Paris, du centre commercial et administratif de Créteil. Conservons, pourtant, le bon sens, répliquent les opposants et comparons ces deux exemples avec la situation pragoise. La Défense est, en fait, construite en dehors de Paris, au seuil de Nanterre. Le centre de Créteil est au sud de Paris et l'agglomération n'en fait pas partie. Ce ne serait pas le principal. En effet, le quartier du 3ème millénaire, à Paris, ne touche en rien le panorama historique de la ville. La Défense se trouve en dessous du niveau de l'Etoile, qui la cache aux yeux de l'admirateur du Vieux Paris. Pour Créteil, c'est la distance qui joue, car les nouvelles constructions de la ville sont éloignées du Paris historique, et invisible pour le visiteur de la capitale sur la Seine.

La différence avec Prague ? Le quartier choisi n'est pas éloigné du centre historique de la capitale sur la Vltava... quatre stations de métro. De toutes les hauteurs offrant une vue panoramique sur la ville, on voit le quartier de Pankrac. En imaginant une rangée de tours, vous aurez la vue complètement bouchée sur l'horizon, car Pankrac est situé sur une hauteur. On se demande, en examinant le projet et en prenant en considération des tours qui y existent déjà, directement sur le site choisi, ou dans les environs, si les architectes et les promoteurs de ces constructions ne veulent pas créer un nouveau point dominant de Prague, vraiment le Manhattan pragois...

Rappelons que le site de Prague, en tant que centre historique unique en son genre dans le monde, a été inscrit sur la Liste du patrimoine mondial de l'Unesco. Les visiteurs parlent souvent du « musée pragois de l'architecture », de la « capitale mondiale du baroque ». Il n'est donc pas étonnant qu'une partie des spécialistes, des architectes tchèques ayant fait leurs preuves à l'étranger aussi, soient révoltés par l'offensive du capital, dans la capitale tchèque. Sur l'initiative de Vladimir Stransky, un architecte tchèque, qui a émigré en 1968 et exercé à Paris, jusqu'au début des années quatre-vingt-dix, le Club pour la vieille Prague a lancé une pétition contre le projet du Manhattan pragois. Le club s'est adressé, même, à des architectes étrangers de renommée mondiale. Ces derniers, comme Jean Nouvelle ou Richard Bofill, n'ont pas répondu d'une manière positive à l'initiative protestant contre le projet d'américaniser la vieille ville sur la Vltava, par crainte, certainement, de porter ombrage à leurs propres activités.

Jacques Derrida, au colloque des spécialistes de la protection des monuments historiques, en 1991 déjà, avait déclaré que : « la prise en considération des intérêts des générations futures, était un impératif pour chaque projet architectonique et urbanistique responsable, que chaque construction qui voudrait imposer un caractère totalitaire, s'imprimer dans la structure saturée d'une ville, serait une erreur, un acte brutal, une blessure offensant l'âme et le corps de la ville dont la position unique a été créée par l'histoire ». Espérons donc que ses paroles d'un grand bon sens seront entendues, pour que les futurs visiteurs de Prague ne se sentent pas, plutôt, dans une autre ville, que dans la ville aux cent tours... Avec des tours, certes, mais pas celles des clochers aux toits dorés.