Jihlava 2017 : un film pour ouvrir le débat sur les conditions de travail en Tchéquie

'Hranice práce', photo: ČT24

Hranice práce (La Frontière du travail), réalisé pour la Télévision tchèque par Apolena Rychlíková, est le grand vainqueur de la récente édition du festival international du film documentaire de Jihlava. Le film, qui a été désigné meilleur documentaire tchèque et a également obtenu le prix du public, retrace l’expérience de la journaliste Saša Uhlová, dont nous avions déjà parlé dans nos colonnes, et qui a consisté pour elle à enchaîner plusieurs mois durant les emplois payés au salaire minimum. Radio Prague l’a revue à Jihlava, peu après une projection du film…

Saša Uhlová,  photo: ČT24
Quelle est l’importance d’avoir un film sur ce thème du travail bon marché à Jihlava et plus généralement dans le débat public en République tchèque ?

« En République tchèque, depuis 25 ans que nous vivons dans un système démocratique capitaliste, on parle très peu des conditions de travail et si on parle des syndicats ou de la grève dans les journaux, en général ce n’est pas avec des connotations positives. En ce qui concerne les conditions de travail, c’est un thème qui n’a pas été soulevé, correctement ou profondément, depuis 25 ans. Je pense donc qu’un tel film peut ouvrir le débat parmi les élites intellectuelles, qu’elles changent de discours quand elles parlent de ces thèmes. »

Y a-t-il aussi un objectif de rendre visible ceux qui sont souvent invisibles dans nos sociétés, à savoir la classe ouvrière, la classe des salariés ?

« Oui, l’idée principale quand j’ai commencé ce travail, c’était de montrer les conditions de travail. Cela fait déjà des années que je voulais écrire là-dessus. Mon problème, c’était que les gens ne voulaient pas parler de leurs conditions de travail. C’est normal, moi-même je ne voudrais pas parler des conditions de travail là où je travaille réellement. C’est quelque chose de délicat. J’ai donc eu cette idée de faire moi-même et de décrire ce que j’ai vécu. J’ai préparé cela longtemps et j’ai finalement aussi réussi grâce à la rencontre avec Apolena Rychlíková. Elle a dit qu’elle voulait faire le film et moi j’ai dit que je voulais faire les reportages. »

On ne les voit pas

'Hranice práce',  photo: ČT24
Vous dites dans le film qu’il était important de choisir des travails utiles, et pas des travails inutiles, les « bullshit jobs », comme les appellent les anglophones. Pourquoi ce choix ?

« Bien sûr, je peux aussi plaindre ceux qui font des ‘bullshit jobs’ parce qu’ils ne les font même pas en sachant qu’ils font quelque chose d’utile. Cela peut être pire encore. Mais pour moi, il était important de montrer aux gens qui n’ont aucune idée de la façon dont ces gens-là vivent, qu’il y a toute une classe de personnes qui font des travaux sans lesquels la société ne pourrait pas exister. On ne pourrait pas faire des courses, on ne pourrait pas acheter des biens, il y aurait plein de déchets partout, on ne pourrait pas manger de viande, on ne pourrait pas aller à l’hôpital. Mais on ne les voit pas. Et en même temps, ces gens-là, avec ce qu’ils reçoivent, ils ne peuvent souvent même pas payer leur loyer, ils doivent encore avoir des allocations de l’Etat pour le payer, et il leur reste toujours très peu d’argent. Cela pourrait donc changer quelque chose dans la tête des gens qui n’ont pas réfléchi sur ces thèmes. »

Parce que dans le film, vous dites justement que si tous les journalistes faisaient grève, cela n’aurait pas beaucoup d’impact finalement sur l’économie tchèque, alors que si les gens qui font ces travaux payés au salaire minimum faisaient grève, cela arrêterait l’économie. Pourquoi alors ne le font-ils pas ? Ont-ils conscience de ce pouvoir ?

'Hranice práce',  photo: ČT24
« Ils n’ont pas conscience de ce pouvoir. Ils ne sont souvent pas syndiqués. Ils ont peur même de dire ce qu’il se passe. Il n’y a pas cette représentation de la grève comme pouvant changer les choses. Cela, ils n’y croient pas. Je pense que ce n’est pas par hasard. La façon dont on parle dans les journaux, des syndicats, des grèves et de tout cela, cela influence aussi ces gens. C’est mauvais de faire grève, c’est ce qu’on écrit depuis 25 ans en République tchèque. C’est quelque chose qui est mal vu de demander plus d’argent, de meilleures conditions. C’est aussi pour cela que les gens ont peur.

Et puis aussi, il y a dix ans à peu près, les gens avaient du mal à trouver du travail. Cela a changé maintenant. Maintenant, ils peuvent trouver du travail plus facilement. Mais j’ai rencontré beaucoup de gens qui m’ont raconté des histoires, et je voyais qu’ils avaient toujours peur de se retrouver dans la même situation. Ils étaient vraiment dans la merde, endettés, sous la menace d’une saisie. »

« Soyez heureux d’avoir du travail »

Effectivement, quand vous travaillez dans une déchetterie à Ostrava, il y a ce mot sur la porte des toilettes : « Soyez heureux d’avoir du travail »…

Photo: Archives de Saša Uhlová
« ‘Soyez heureux d’avoir du travail’, ça je l’ai entendu à Ostrava vraiment à de nombreuses reprises. Une femme d’Ostrava, quand elle a vu cela dans mon reportage, elle m’a dit ensuite que cela pourrait être le slogan d’Ostrava ou de cette région : ‘Soyez heureux d’avoir du travail’. Il n’y a pas beaucoup de chômage en République tchèque et c’est vrai qu’en Bohême, je n’ai jamais eu de problème pour me faire embaucher. Mais à Ostrava, même si le chômage n’est pas élevé, à peu près 6 %, j’ai rencontré des difficultés à trouver du travail. Donc on peut toujours sentir que, si on a du travail, il faut être content et ne pas trop réfléchir au manque d’argent ou à de meilleures conditions. »

Pour le travail de journalisme réalisé pour le site A2larm, vous écrivez des reportages. Là, c’est un film et il y a un autre dispositif avec des caméras, parfois cachées. Quel était ce dispositif et comment avez-vous géré le fait de porter cette caméra cachée ?

« J’ai souvent eu peur que quelqu’un s’en rende compte. Mais je n’ai pas trop réfléchi à cela. J’ai fait ce que la réalisatrice du film me disait de faire. C’est elle qui a choisi les travaux que j’allais faire, c’est elle qui m’a dit de me dépêcher, c’est elle qui me disait de partir. J’ai eu un grand problème pour quitter les travails. Elle rigole souvent en disant que, sans elle, je serais encore à laver le linge à l’hôpital. Elle devait à chaque fois me presser. Elle me disait comment procéder avec les caméras, les images qu’elle souhaitait obtenir et je le faisais. »

'Hranice práce',  photo: ČT24
Il est souvent dit que, si ces travails sont payés au salaire minimum, c’est parce que la République tchèque a besoin d’être compétitive. Mais la blanchisserie à l’hôpital Motol ne va pas déménager, les supermarchés ne vont pas déménager…

« Dans l’usine où l’on fabriquait des rasoirs, les employés étaient bien mieux payés qu’à la lingerie ou qu’aux supermarchés Albert. La viande aussi, on ne va pas la faire en Chine pour l’amener ici. Là où les travails sont les moins payés, ce sont souvent des travails qui ne peuvent pas déménager. Les déchets, on ne va pas les trier ailleurs. Donc je pense que la pression à la hausse sur les salaires ne causera pas de tort à l’économie tchèque. »