Frédéric Boyer : « Les films vont là, où ils sont le plus désirés »

Photo: Kristýna Maková

Après une semaine mouvementée en émotions cinématographiques, revenons sur le Festival international du film de Karlovy Vary, et ce à travers le regard d’un membre du Jury de la compétition officielle. L’actuel directeur artistique du Festival du film de Tribeca, le festival du film indépendant de Manhattan créé en 2002 par Robert de Niro, entre autres, Frédéric Boyer s’est exprimé au micro de Pierre Meignan, sur cette édition du plus prestigieux des festivals cinématographiques en République tchèque. Nous vous proposons la première partie de cet entretien, très cinéphile.

Frédéric Boyer,  photo: Film Servis Festival Karlovy Vary
« Je travaillais pendant six ans dans le Comité de sélection de la Quinzaine des réalisateurs. Ensuite, j’étais directeur de la Quinzaine des réalisateurs à Cannes. Au début, en 2004, j’avais décidé de me spécialiser dans les pays de l’Est, dans la Scandinavie. C’était ma première demande. Donc j’ai très vite été à Karlovy Vary, après j’étais à Sarajevo, puis à Cluj, au Transilvania Film Festival. Je viens vraiment depuis des années à Karlovy Vary et je suis de plus en plus attaché au festival, depuis que Karel Och (le directeur artistique du Festival de Karlovy Vary, ndlr) a pris les rênes du festival. Car c’est un ami, on a des goûts communs, et je l’invite aussi à mon autre festival qui est le festival Les Arcs en France (Festival de Cinéma Européen des Arcs, ndlr). Et là, il me met dans le Jury donc je suis très honoré d’y être. »

En tant que membre du Jury, qu’attendez-vous des films que vous voyez ?

« Avant tout d’être surpris. J’espère ne jamais devenir un professionnel du cinéma et garder une touche amateur, c'est-à-dire garder une fraîcheur du regard ? Il faut être surpris. Une bonne programmation ce ne sont pas que des films que l’on adore, ce ne sont pas que des coups de cœur, cela se construit. Il y a le début, un milieu et une fin. Parfois certains films, je ne dis pas qu’on ne les comprend pas très bien, mais on se dit qu’on les aime pas vraiment et puis après, ils prennent une valeur les uns par rapport aux autres. Car ce sont quand même des films que l’on juge les uns par rapport aux autres, ce n’est pas qu’un seul film que l’on choisit, mais un film sur douze. »

Il doit y avoir une différence entre le point de vue d’un membre du jury et celui du directeur artistique d’un festival. Vous êtes directeur artistique du festival du film de Tribeca, quelles sont ces différentes approches ?

Photo: CTK
« Oui, évidemment, il y a des approches différentes. Il y a quelque chose de très particulier. Si vous avez remarqué, dans ce jury là (Festival de Karlovy Vary, ndlr) il n’y a pas d’acteurs, pas d’actrices. Je ne dis pas que les acteurs ne savent pas juger des films, mais la plupart des acteurs, notamment les jeunes, regardent les films surtout du point de vue de la façon dont les comédiens sont dirigés. Alors que quand on a l’habitude de programmer, on regarde les comédiens, on regarde le montage, on regarde le son, on regarde l’originalité, on regarde le point de vue, on regarde comment le film se situe par rapport à l’histoire du cinéma tchèque, polonais, israélien, anglais, suivant les nationalités. Donc, on a quand même une vision d’ensemble. Mais avec moi, il y a un producteur, un directeur de cinémathèque, une réalisatrice. Et un jury se forme aussi comme ça, avec des gens, qui ont des points de vue complètement différents. Moi j’ai un jugement, qui est un jugement de « professionnel », parce qu’évidemment je sais regarder les films. Mais on est tous au même niveau, on a envie d’avoir des films que l’on partage et que l’on a envie de recommander à d’autres. Donc choisir un film, nominer un film, le meilleur acteur, la meilleure actrice, le Prix du Jury et le Grand Prix, c’est aussi dire aux gens : « Allez voir ce film, il vient de Karlovy Vary ». Donc c’est aussi une partie de nous, une partie de notre personnalité, qui dit que l’on va faire tel choix dans deux jours. Ici, c’est un festival qui est ancien… »

…qui a une histoire…

Photo: Štěpánka Budková
« Oui, qui a une histoire, donc il y a un protocole. On doit être à la séance officielle, à la place du Jury et à l’heure, tout est réglé comme du papier à musique. Et ça c’est bien, cela rend le festival prestigieux. Le public qui est dans la salle sait qu’il y a un Jury qui juge le film en même temps que lui. Cela apporte aussi à ce festival, comme à pleins d’autres, un vrai événement. C’est pourquoi le festival marche, parce qu’il y a un vrai évènement : le metteur en scène est dans la salle, les acteurs sont là, il y a une présentation, c’est bien fait, et les salles sont remplies. Pour certains cinéastes qui apportent du cinéma du bout du monde, où le film ne sortira peut-être même pas dans leur propre pays, c’est peut-être la séance de leur vie. 1200 personnes qui applaudissent à tout rompre leur film, ils n’ont jamais vu ça, c’est rare. »

Est – ce que vous perdez toutefois votre statut de directeur artistique et vous vous mettez vraiment dans le rôle d’un membre du jury, ou y a-t-il toujours aussi ce regard sur comment ‘moi j’aurais fait la sélection’ ?

Photo: Kristýna Maková
« Non pas du tout. Moi je suis, ce qu’on appelle « corporate ». Pour moi, les directeurs artistiques sont mes frères de sang. Ce n’est pas évident, car je sais d’autant plus, ayant fait des sélections, j’en ai fait des bonnes, des moins bonnes. Parfois on pense prendre un film que l’on adore et on voit qu’il n’est pas si bien perçu, par la presse et par le public. Parfois, on prend un film, et ça marche très bien. Donc on ne peut jamais savoir, et heureusement qu’il n’y a pas de science exacte, heureusement que l’on fait des erreurs, et c’est bien comme ça. Après ce qu’il faut comprendre, c’est comment ça se fait que ce film ait été choisi, car il est toujours choisi dans un ensemble. Ce que veut Karel Och, comme la plupart des bons programmateurs, c’est d’amener une diversité : des petits budgets, des gros budgets, du noir et blanc… C’est une première chose. Et la deuxième chose, et surtout pour Karlovy Vary en compétition, le problème ce n’est pas seulement d’aimer les films, c’est de les obtenir. Parce que si un film est bien, il peut très bien partir à Locarno, à Venise. C’est très difficile pour nous. On est entre Berlin et Cannes. »

Vous êtes frères de sang avec les deux directeurs artistiques, mais néanmoins les festivals restent en concurrence sur le marché ?

Photo: Kristýna Maková
« Oui, ils sont en concurrence, mais de toute façon les films c’est simple, on va dire la vérité, c’était la même chose à Cannes : les films vont là où ils sont le plus désirés, c’est simple. Mon travail, ce que je fais, c’est que quand il y a un film qui me plait, je prends mon téléphone et j’appelle tout de suite le metteur en scène, ou je vais même le voir dans son pays. Mais si on reste dans son coin, on envoie un mot, en ayant vu tous les films, et à la dernière minute on dit ‘on prend celui-là’, donc si le type ne se sent pas désiré… C’est pourquoi Karel Och veut obtenir des films, parce que les cinéastes, ils y sont respectés, c’est vraiment un endroit où on respecte le cinéma et les cinéastes. Cela apporte donc forcément une communauté de créateurs. Ce n’est pas que « le » film qui représente Israël, comme ça l’était à l’époque à Karlovy Vary, qui était un festival assez politique, comme Cannes l’était. C’étaient les « jeux olympiques » quand même, les gens arrivaient avec leurs drapeaux, donc c’étaient des délégations qui voyaient les films. Le monde a complètement changé. »

Donc il y a l’investissement personnel du directeur artistique, mais il ne doit pas y avoir que cela, pour qu’un festival parvienne à se distinguer ? Il y a vraiment beaucoup de festivals, donc il doit y avoir d’autres méthodes, d’autre recettes aussi, pour sortir du lot ?

John Travolta,  photo: Filip Jandourek,  ČRo
« Exactement. Dans les recettes il faut quand même bien séparer les choses. La plupart des gens pense que le Festival de Karlovy Vary c’est la compétition de douze films. Ce n’est pas vrai. Il y a la compétition de douze films, il y a les documentaires, il y a ce que l’on appelle les « working progress ». Le Festival est un des rares festivals européens à accueillir les Américains : ils font un programme sur ce que l’on appelle « l’école borderline », qui rassemble dix personnes de Brooklyn, faisant des rétrospectives complètes, des copies restaurées. J’ai déjeuné à côté de Jerry Schatzberg, 86 ans, réalisateur de « Portrait d’une enfant déchue », « L’épouvantail », ayant reçu la Palme d’or (1973, ndlr). Tout à l’heure il y avait Oliver Stone, avant il y avait John Travolta, l’année dernière il y avait Susan Sarandon. Puis il y a des court-métrages, des séances de minuit, des discussions avec des réalisateurs. C’est un ensemble, un festival c’est une sorte de grand animal. Il ne faut pas penser qu’un festival c’est douze films. Pour la presse, on va dire que ce sont les douze films. Mais d’un autre côté, c’est un train en marche, car c’est sur dix jours que cela se passe. »

Est-ce que vous avez eu le temps d’aller voir des films hors compétition ou dans d’autres catégories, et est-ce que vous avez eu des coups de cœur, des surprises ?

Photo: Kristýna Maková
« Je viens à Karlovy Vary uniquement pour cette raison là. Chaque année je viens pour ça. Là, c’est très difficile parce que j’ai souvent deux à trois films à voir par jour, plus des interviews, des réunions avec le jury, donc c’est compliqué. Cela se libère un petit peu plus demain, et jusqu’à la fin du Festival, il y a ici, ce que l’on appelle une «video library », où on peut voir quasiment tous les films en tant que professionnel. Donc je vais rattraper les films par ce biais. En tout cas, je regarde ce qu’on appelle les premières mondiales, pour essayer de les sélectionner, pour les suivre, car évidemment ça c’est mon travail. »