Dominique Houdart : « L’humour tchèque est quelque chose d’essentiel. » (2e partie)

Dominique Houdart, photo: Festival Nad Prahou půlměsíc

La Compagnie Dominique Houdart et Jeanne Heuclin s’est présentée au public de la capitale le 22 novembre dernier, dans le cadre du festival « Croissant au-dessus de Prague ». Ayant sillonné pratiquement le monde entier, Dominique Houdart est à la fois un passionné de marionnettes, de philosophie et d’un public chaleureux, vers lequel il aime revenir. S’il s’est fait connaitre du grand public tchèque pour les marionnettes Padox, qui sont même connus du roi et de la reine de Norvège, Dominique Houdart s’est rendu cette fois-ci à Prague avec un spectacle plus intime, mais pas moins renversant. Voici la seconde partie de l’entretien réalisé avec Dominique Houdart, que Radio Prague a eu le plaisir de rencontrer après son spectacle très surprenant.

Dominique Houdart,  photo: Festival Nad Prahou půlměsíc
Pensez-vous que de nos jours on a tendance à utiliser de moins en moins notre cerveau, et de se laisser englober par ce monde un peu hypocrite et qui ne veut pas voir la vérité en face ?

« Oui, il y a une espèce de mélasse qui nous entoure. On est un peu plombé par une sorte de fatalisme, qui envahit la terre entière, en se disant 'bah oui, c'est comme ça', et on laisse faire. En ce moment je lis 'L’homme révolté' de Camus. C'est un beau texte, qui avait sa valeur quand il l'a écrit, mais qui reste très important. Cette révolte devant l'absurdité du monde ; l'absurdité du mythe de Sisyphe, que je joue dans le spectacle. Cette absurdité, non seulement il la dénonce mais il pose des grandes questions au travers, sur le suicide, sur le crime politique, donc sur les terroristes etc.. Ce sont des questions philosophiques profondes. Par exemple, ce type qui a essayé de tuer un journaliste à Libération à Paris, il y a quelques jours. Quelles sont ses motivations ? Est-ce-que c'est une réaction face à l'absurdité du monde, ou est-ce-que c'est une motivation de djihadiste religieux ? Ce sont des vraies questions fondamentales. Il faut comprendre. Il ne s’agit pas uniquement de traiter ces questions de loin, en disant il y a les bons, il y a les mauvais, il y a les justes, les injustes. Non. On a tous des choses profondes à défendre, à essayer d'éclairer. Et l'éclairage philosophique nous aide à faire des choix. C’est Descartes qui disait : 'quel chemin suivrais-je ?'. Il y a plusieurs chemins. Le monde est à la croisée des chemins. Il y a des chemins vers le haut, et il y a des chemins vers le bas. Il y a des chemins de traverse naturellement. Alors, il faut choisir. Essayons de choisir le chemin vers le haut. »

Quel est le moment précis où vous avez décidé de devenir marionnettiste ?

« Quand je jouais avec les masques, j’ai découvert les marionnettes japonaises, le bunraku japonais, et j’ai découvert en même temps, j’ai découvert le Bread and Puppets de New York, une compagnie de New York qui jouait dans la rue contre la guerre du Vietnam, en 1968. J’ai découvert que la marionnette pouvait être à la fois un langage sublime et poétique, et en même temps un langage politique. La conjonction des deux fait qu'en 1968, j'ai choisi ce chemin de la marionnette, à la fois pour exprimer des choses fortes de notre société, et des choses poétiques de l'humanité. Cela a été un choix qui s’est quasiment imposé, je n'ai pas eu à réfléchir, c'était la continuité. J’enlevais le masque et je le projetais au bout du bras. Et c'est devenu la marionnette. Il y a pleins de degrés de jeu. Il y a le jeu des jeunes qui ont joué en langue arabe, ils jouaient à visage découvert, tel quel, avec leurs qualités, leurs défauts, etc.. Puis, il y a les maquillages extrêmement poussés qui sont les maquillages de l'opéra de Pékin et il y a le masque. Et au-delà du masque, il y a la marionnette. C'est une sorte d’éloignement. Brecht a une superbe théorie sur le comédien en parlant du 'jeu distancié'. Je fais de la distanciation avec la marionnette. Le texte que je joue, je ne l'incarne pas, je ne suis pas le philosophe, je projette grâce aux objets, à mes mains, à ma voix, à mon regard. Je projette devant moi ces textes. J’essaie de les faire entendre le mieux possible. C'est une sorte d'alchimie, qui se pose. Je ne suis pas du tout partisan du comédien qui est le personnage. Je mets Nietzsche, Platon et Michel Serres, en avant, devant moi. J’utilise les objets et je fais cette espèce de composition pour essayer de faire passer les messages de ces différents philosophes. »

Quelles sont les villes ou les pays que vous avez déjà visités avec vos spectacles ?

« On a beaucoup tourné dans le monde entier. On a visité pratiquement tous les pays du monde, en cinquante ans on a eu le temps. On a fait plusieurs fois le tour du monde. Comme nous sommes accueillis à l'Institut Français, on va profiter un peu de la ville. Prague c'est un bonheur permanent de le voir dans toutes les saisons. Tous les pays du monde ne se ressemblent pas évidemment. Il y en a où on a beaucoup été, donc à force on est un petit chez nous, à Séoul, en Corée par exemple, on a joué énormément. On a une belle relation avec les Coréens. Puis en Norvège aussi. Et moi je me sens bien en République tchèque que l’on a beaucoup fréquentée. J’adore l’architecture mais aussi le public. C'est un public extrêmement rieur, qui a beaucoup d'humour. L’humour tchèque je l’apprécie. Je l’appréciais depuis longtemps, depuis que j’ai lu et que j’ai vu le Brave Soldat Švejk. L’humour tchèque c’est quelque chose d’essentiel et retrouver le public tchèque, pour moi c’est un vrai bonheur. »

Votre compagnie c’est la compagnie Dominique Houdart et Jeanne Heuclin. Mais vous êtes seul sur scène, alors qui se cache derrière cette compagnie ?

« Dans ce spectacle je suis seul, mais quelque fois on est très nombreux. C’est selon les spectacles. Avec Jeanne Heuclin, nous sommes mariés depuis 45 ans et nous jouons des spectacles tous les deux. Dans certain cas, quand on joue avec les Padox, on est beaucoup plus nombreux. On a joué un opéra de Scarlati, on était vingt-cinq. Il y a des musiciens, des chanteurs. Nous sommes tous les deux, et nous avons tout un tissu relationnel, qui nous permet de gonfler les effectifs en cas de besoin. Comme nous vieillissons, on calme un petit peut les choses, on ralentit un peu l’activité. Depuis cinquante ans que cela dure, on a monté au moins soixante ou soixante-dix spectacles. Maintenant nos marionnettes sont à la Bibliothèque nationale. Ils nous les ont demandées, on leur a fait une donation. Cela entre un peu dans l’éternité nationale. Nos marionnettes, on s’en défait. On continue à jouer les Padox, qui sont très importants pour nous. Puis on a un autre spectacle que nous jouons tous les deux, Jeanne et moi, c’est Zazie dans le métro de Queneau. Spectacle que l’on a déjà joué à Hradec Králové entre autres, à Ostrava, dans différentes villes de République tchèque. »

« Que l’on entre nos marionnettes de notre vivant à la Bibliothèque nationale, c’est un honneur pour nous. Sur le site de la BNF, on peut voir nos marionnettes, qui ont été photographiées, numérisées, ainsi que toutes nos archives. Elles vivent sans nous. Elles vivront après nous. C’est important aussi de les léguer. Comme j’ai souvent vu des marionnettistes qui dispersaient leur collection ; à leur mort, on vendait les marionnettes. Alors si c’est pour qu’elles aillent chez des gens qui les accrochent dans la cuisine, je trouve ça ridicule. Donc, cet ensemble, qui est déjà ressorti de temps en temps, permettra de faire des expositions. Puis dans cinquante ou cent ans, des chercheurs pourront découvrir une compagnie de marionnettistes, au XXe et XXIe siècle. »

Après Prague, quelles sont vos destinations à court terme ?

« Nous n’avons pas d’autres destinations que la France pour l’instant. Alors si Prague nous appelle, on vient toujours en courant. Pour l’instant, on est un peu au calme, mais je sais que le Canada, nous demande déjà pour l’année prochaine avec ce spectacle. Car les professeurs de philosophie ont découvert le spectacle et ils aimeraient qu’il revienne tous les ans. On verra si on peut, si on a la force de continuer à le jouer éternellement. Revenir en République tchèque, dès que possible, à Prague ou dans un autre lieu. Le problème c’est que la culture en République tchèque a de plus en plus de difficultés. Je vois les efforts que Lucie Němečková (l’organisatrice du festival Croissant au-dessus de Prague, ndlr) est obligée de faire pour maintenir un petit festival. Elle n’a pas les moyens de ses ambitions, et de cette immensité d’artistes qu’elle connait en France et ailleurs. Je dirais qu’il y a vraiment quelque chose qui ne tourne pas rond en Europe. La vie culturelle européenne est en train de s’effondrer. On essaie d’être un petit noyau de résistance mais sans argent, comment résister. Cela devient de plus en plus difficile. J’aimerais bien que les choses évoluent favorablement, mais voir que ce pays qui était une civilisation extraordinaire, il y a cent ans ou moins, et qui est en train de perdre sa culture. Et qu’est qui la remplace, c’est le tourisme. Le tourisme à Prague, c’est une nécessité. Mais ce que l’on y montre en marionnette, pour moi c’est la honte. Et sur le plan musical, les Quatre saisons, ça va bien, autre chose ! C’est effondrant de voir que l’on ne résume plus qu’en terme d’argent et de tourisme, alors que la culture musicale, la culture opératique et la culture marionnettique étaient au plus haut niveau en République tchèque. Là, le niveau baisse, jusqu’à s’effondrer. C’est triste. Mais le public est là. Il faut que le public réagisse. C’est pourquoi il faut relire L’Homme révolté de Camus, et se révolter contre des politicards, qui font sombrer tous les pays européens. Parce-que l’Europe est très malade. En France, on survit un petit peu, on a la tête hors de l’eau, mais pas pour longtemps. »

Est-ce que vous connaissez des marionnettistes tchèques et avez-vous des liens avec eux ?

« Oui, on a bien connu le théâtre Drak, qui a été une très grande compagnie. Mais qui a de moins en moins de moyens, donc plus de mal à survivre, mais le Drak, à Hradec Králové justement, c’est une compagnie qui a fait la recherche la plus formidable, et qui venait souvent en France à une époque. Ils étaient très connus. Maintenant, on n’entend plus parler d’eux. Je préfère ne pas dire pourquoi, mais c’est un peu triste de voir que la marionnette tchèque, elle est restée un peu traditionnelle. Mais toute cette recherche qui était menée par un grand marionnettiste qui s’appelle Josef Krofta, c’est maintenant un peu à l’abandon. Mais ça c’est un problème du ministère de la Culture. Il y a encore beaucoup à faire ici. »