Christophe Prochasson : « Faire que les sciences sociales se rapprochent de la société »

Photo: Anne-Claire Veluire

Lors du séminaire « Editer et traduire les sciences humaines et sociales aujourd’hui », qui a eu lieu la semaine passée à l’Institut français de Prague, Radio Prague a pu interroger Christophe Prochasson, historien, directeur d’études à l’EHESS et directeur des Editions de l’EHESS. Celui-ci nous livre sa vision des mutations traversées aujourd’hui par ce secteur, et les difficultés auxquelles il est confronté.

Christophe Prochasson,  photo: www.marianne2.fr
« La première difficulté est de trouver un public, car ce public semble un peu disparaître. Toutes les enquêtes le montrent, les étudiants lisent moins, nous avons donc affaire à un rapport à la lecture chez les étudiants qui a changé, qui est plus consumériste, qui s’oriente davantage vers les textes en ligne ou la pratique du « photocopillage » comme on disait, qui s’est atténuée, mais qui a aussi été un problème et qui l’est toujours. Il faut donc trouver un public, qui ne soit pas seulement les étudiants, mais aussi ce fameux grand public cultivé, qui est un public un peu fantomatique. On voit très bien, dans les enquêtes de lecture, que la pratique de la lecture a à peu près cessé de diminuer massivement mais elle stagne.

Deuxième difficulté, après la difficulté de trouver des lecteurs, c’est de trouver des auteurs. Il y a beaucoup d’auteurs, plus de bons auteurs qu’avant, et de très bons auteurs, mais ils sont davantage indiscernables, c’est-à-dire que comme ils sont devenus plus nombreux, les têtes qui dépassent sont moins lisibles, en tout cas il est plus difficile de faire dépasser des têtes lorsqu’il y en a 1000 que lorsqu’il y en a 10.

La troisième difficulté, c’est en effet de montrer au public que les sciences sociales ont des choses à dire qui vont à l’encontre du sens commun. Car il y a un double phénomène. Il y a premier phénomène, qui consiste à voir les acquis des sciences sociales très diffusés ; au fond on a tous plus ou moins des idées sur la société, on a tous plus ou moins des connaissances historiques, on a tous plus ou moins des idées sur l’économie. Mais en même temps, ces idées ou ces connaissances répandues ne correspondent pas toujours aussi précisément à ce que montrent aujourd’hui les sciences sociales, dont le grand mot d’ordre, je vais simplifier, c’est complexité. Donc les savants arrivent en vous disant que c’est plus compliqué que ce que vous savez, ou croyez savoir, et on va essayer de vous le montrer. Et ça, c’est un message difficile à faire passer aujourd’hui. »

Et quels pourraient être selon vous les réponses, ou des débuts de solution à ces problèmes que vous venez d’évoquer ?

Photo: Anne-Claire Veluire
« Alors, le mot d’ordre, c’est faire que les sciences sociales et les livres de science sociale, se rapprochent de la société, du monde social. Alors, comment ?

Je crois d’abord qu’il faut qu’on retrouve le sens de livres qui soient des synthèses, mais qui ne soient pas des synthèses faciles, donc exigeantes, et, c’est un de mes chevaux de bataille, qui passent par l’écriture, une réflexion par l’écriture à laquelle je tiens beaucoup. Je pense qu’il faut que les spécialistes de sciences sociales passent du temps à réfléchir à la façon dont ils écrivent, et notamment se débarrassent d’un certain type de jargon qui a envahi les sciences sociales. J’ai conscience qu’il faut manier cette critique prudemment, parce qu’il y a un vocabulaire propre au développement des sciences mais en même temps, je crois qu’on peut tout à fait trouver une rigueur d’expression qui ne soit pas absconde ou qui ne soit pas ennuyeuse tout simplement. Donc l’écriture.

La deuxième chose, c’est de réfléchir à des livres, je parle uniquement des livres papiers parce qu’il est évident qu’à un moment ou à un autre, le livre électronique touchera, pas entièrement, n’éliminera pas le livre papier, mais touchera la production en sciences sociales. Je crois beaucoup au fait de faire de beaux objets, justement dans la concurrence avec l’électronique. Les gens auront envie d’acheter de beaux objets, et donc de beaux livres, bien édités, sérieusement édités, avec du temps, et donc avec de l’argent. Ceci me semble aussi un point important.

Troisième volet, prendre des sujets intéressants. Ça ne veut pas dire des sujets uniquement dans l’actualité brûlante puisque ça peut être des sujets tout à fait exotiques et inédits, mais je pense qu’il faut réfléchir tout de même à l’intérêt des sujets. Je pense qu’il y a des sujets intéressants et des sujets qui ne le sont pas. Donc il faut qu’on réfléchisse aussi à ça.

Et puis quatrième réponse possible, je crois qu’il faut se battre pour les livres. Nous sommes à l’ère des médias, comme on le dit très souvent, donc il faut qu’auteurs et éditeurs, fassent vivre le livre par toute une série d’événements, de rencontres, que les auteurs acceptent aussi de rencontrer les médias, que les médias ne sont pas forcément des lieux de vulgarité, ou infréquentables parce qu’on n’a pas les conditions d’expression qu’on a évidemment dans un séminaire ou dans une conférence. Mais tout cela, il y a une espèce d’effort, je pense qu’il en va de la responsabilité aussi des auteurs de savoir, j’emploie un mot provocant à dessein, « vendre » leur savoir et leur livre. »

Et est-ce que vous pensez qu’à terme le livre électronique pourrait aider les sciences sociales à trouver leur public ?

« Aider oui, sauver non, c’est-à-dire que je pense que c’est une des réponses. Il est évident qu’on arrivera dans doute à mieux diffuser nos livres en sciences sociales, certains livres en tout cas, en passant par l’électronique. Mais il ne faut pas se faire d’illusion, pas d’illusion d’abord économique, parce que ça coûte cher de fabriquer un livre, quel que soit le support. Même si on fait des économies sur la diffusion et sur le papier, un livre ça se prépare, il y a des secrétaires d’édition qui préparent le livre, qui vérifient, et tout ça c’est du temps et donc de l’argent. Et puis je pense que c’est une illusion culturelle, c’est-à-dire que je crois que le livre papier comme le dit Umberto Eco est une très vieille invention qui est à peu près équivalente à la roue, et donc je crois qu’elle ne disparaîtra pas comme ça.

En revanche il faut qu’on réfléchisse sur les usages du livre, à quel moment on a besoin d’un livre papier, à quel moment on peut se contenter du livre électronique. Donc tout ça est en pleine transformation, je crois qu’il ne faut pas s’aveugler et avoir des réponses de croyant mais des réponses très pragmatiques, et de voir en quoi le livre électronique peut aider le livre papier et peut-être tout simplement comment le livre papier peut aider la circulation des connaissances parce que c’est tout de même ça l’objectif. »

C’est justement de la circulation des connaissances dont est venu parler François Gèze, PDG des éditions La Découverte et co-fondateur du portail CAIRN, qu’il nous présente :

François Gèze
« Le portail CAIRN.info a été créé par un ensemble d’éditeurs français en 2005, au départ pour publier des revues de sciences humaines en ligne. Il y a aujourd’hui 250 revues et 80 000 articles, et c’est devenu un ressource de référence pour tous les chercheurs, les enseignants, les étudiants dans les universités françaises mais aussi à l’étranger puisque ce portail est vendu sous forme d’abonnements à des bibliothèques universitaires du monde entier. Et ça a donc permis une diffusion des travaux de la recherche publiée dans les revues de sciences humaines et sociales sans commune mesure avec ce qu’on connaissait avant le numérique. On a tout simplement collectivement bouleversé l’univers, le panorama éditorial de la recherche en sciences sociales.

Ça permet aujourd’hui de penser à publier des livres à travers ce portail et surtout ça permet de penser à établir des collaborations internationales qu’on ne pouvait pas faire auparavant, puisque les résumés des articles sont dans plusieurs langues. Ainsi, les discussions avec les éditeurs tchèques étaient intéressantes parce qu’ils ont des projets plus ou moins similaires, notamment au niveau de l’Académie des sciences de République tchèque. Je pense que l’on pourra réfléchir à établir des ponts, des liens entre ces portails de publication pour rendre interopérable, peut-être demain, ces réservoirs de production de la recherche. Certes, chacun sera en langue nationale mais avec des résumés qui peuvent être disponibles en plusieurs langues et notamment en anglais, ce qui peut permettre d’ouvrir des champs de connaissance qui dépassent largement un bassin linguistique donné. »