Le Printemps de Prague 1968 – une mémoire gommée ?

Alexander Dubcek

Le Festival des écrivains que Prague accueillait cette semaine, a été consacré à l’année 1968 en Tchécoslovaquie et dans le monde. L’un des moments forts du festival – un débat sur 1968 qui a réuni autour d’une table ronde et devant une salle pleine cinq hommes de lettres tchèques, protagonistes du fameux Printemps de Prague : Ludvík Vaculík, Ivan Klíma, Arnošt Lustig, A. J. Liehm et Jiří Gruša. Comment expliquer ce chapitre unique de l’histoire du pays ? Nous avons posé la question à Antonín Liehm, journaliste et critique de cinéma qui vit, depuis l’écrasement du Printemps par les chars soviétiques, d’abord aux Etats-Unis, puis en France.

« Le Printemps de Prague, c’est la fin d’un grand changement qui a commencé en 1958, qui a duré dix ans et qui a finalement abouti à janvier 1968. C’était la fin d’un mouvement qui a duré dix ans. Je crois que ces dix années ont changé beaucoup de choses même pour les mentalités de la période d’après. C’était une tentative d’ouvrir les fenêtres et les portes ce qui a finalement réussi. Et, au moment où cela a réussi, l’armée soviétique est intervenue. Ce n’était pas une tentative de changer complètement le système, parce que ce n’était pas possible, c’était en pleine guerre froide, et sans une guerre ce n’était pas possible, ce n’était pas envisageable, mais c’était une tentative de changer plein de choses. Cette période d’espoir et d’euphorie, c’était le résultat de ces dix années. Naturellement, le peuple, les gens croyaient d’être arrivés à un régime si vous voulez à un régime peut-être pas tout à fait démocratique, pas un régime capitaliste, mais à un régime socialiste à visage humain, comme on ne l’appelait pas à Prague, mais à l’Ouest. Donc ce n’était pas une invention tchèque, mais c’était l’invention de la gauche occidentale. «

Le Printemps de Prague, c’était aussi une explosion culturelle…

Alexander Dubcek
« De nouveau, il faut parler des dix années. La grande explosion culturelle, c’est les années soixante. 1968, c’étaient déjà les derniers fruits. Le dernier grand triomphe de la culture tchèque, c’étaient en 1969 à Cannes, mais c’était naturellement le résultat d’un mouvement qui a duré dix ans ou même davantage d’années. »

Comment voyez-vous l’interprétation qui est aujourd’hui donnée au Printemps de Prague, dans les médias, dans l’espace public ? Un débat à ce sujet fait pratiquement défaut.

« Il ne s’agit pas seulement du débat, mais c’est aussi la mémoire qui est absente. Après l’invasion soviétique, le régime qu’on appelle à Prague le régime de la normalisation et qui a duré vingt ans, a gommé les années qui ont précédé l’an 1968 et après 1990, on les gomme de nouveau, depuis dix-huit ans. C’est parce qu’en 1990, on a proclamé qu’en 1948, le communisme est arrivé en Tchécoslovaquie et en 1989, il est tombé. Et comme il serait difficile d’expliquer que pendant ces vingt années, il s’est quand même passé pas mal de choses, alors il était plus facile de dire que durant ces vingt années de communisme, rien n’est arrivé d’intéressant. C’est difficile, maintenant, on ne peut pas faire revivre 1968, car il faudrait expliquer qu’après 1948, l’histoire a continué... A Paris, il n’y a pas de période plus controversée que le Mai 1968 parisien. Mais dans le Monde tous les jours paraît un facsimile d’une page du Monde de 1968. Une chose tout à fait impensable à Prague. Ça n’existe pas, ça compliquerait les choses et il faut tout simplement, qu’après 1948, c’est la victoire du Mal, ce qui est vrai, dans une certaine mesure, et qu’après 1989, nous sommes devenus libres. C’est comme ça et tout ce qui a été gommé dans les années entre 1968 et 1989 continue à être gommé après 1990. Bon, ce n’est pas mon problème. Il y a la prochaine génération, celle de mes petits-enfants ou de mes arrière-petits-enfants qui va réécrire cette histoire-là et montrer que l’histoire ne s’est pas arrêtée en 1948 mais ça c’est trop compliqué pour l’establishment d’aujourd’hui ».

Ressentez-vous une certaine amertume ?

« Je ne suis pas amer, je suis furieux. Je regrette ça. Les années soixante, on les appelle même dans la presse tchèque les années d’or de la culture. Les jeunes gens à l’école n’ont jamais entendu parler de ça. On ne le leur a jamais expliqué à l’université. Comme si ça n’existait pas, c’est un vide. Alors moi, je crois que c’est très dommage pour la nation, pour le pays tout entier. Je suis resté à Paris, car je n’avais rien à faire ici. Je ne suis pas amer, mais furieux, parce que je suis Tchèque et ça m’amène les larmes aux yeux. »