Yasmina Khadra : « Je ne peux pas dire aux Tchèques : ‘Traduisez moi !’ »

Yasmina Khadra, photo: le site oficiel du festival des écrivains

Le festival des écrivains qui s’est tenu à Prague du 17 au 19 avril 2013 a permis aux lecteurs tchèques de rencontrer l’auteur algérien Yasmina Khadra. Ce romancier profondément attaché à son pays, évoque dans son oeuvre son Algérie natale avec ses beautés et ses côtés sombres, mais s’inspire aussi de la situation des principaux points sensibles du monde actuel. Les héros de ses romans vivent en Algérie mais aussi en Afghanistan, en Israël ou en Irak, et l’auteur les confronte avec les grands problèmes de notre temps dont le choc des civilisations, la violence et le terrorisme. Yasmina Khadra tient cependant aussi à montrer le côté positif de l’existence humaine. « Je suis une générosité qui est proposée à tous ceux qui ont le geste sublime d’aller l’accueillir », dit-il. Homme généreux, il a accordé à Radio Prague un important entretien dont voici la première partie :

Yasmina Khadra,  photo: le site oficiel du festival des écrivains
Selon votre biographie, à onze ans, vous avez écrit un texte inspiré du conte sur le Petit Poucet. C'est à ce moment-la qu'est née votre vocation d'écrivain ?

« Non, c’était bien avant. Moi, j’étais né pour écrire. J’ai ça dans les gênes, c’est ma vocation à moi, ma vocation naturelle parce que je suis né dans une tribu de poètes. Je ne fais que perpétuer une tradition ancestrale, à savoir cette vénération pour le verbe. J’écris parce que j’ai quelque chose à dire au monde. Voilà. »

Votre mère a été nomade. Est-ce que cela a joué un rôle important dans votre vie et dans votre œuvre littéraire ?

« Je crois que les parents jouent un rôle dans la vie de leurs enfants même si moi, par exemple, je n’ai pas vécu avec les miens. A l’âge de neuf ans, je suis entré dans une école militaire comme cadet. J’ai évolué très loin du cadre familial, je me suis créé une autre famille, à savoir les cadets et les militaires, et toute ma vie a été comme ça. J’aurais été de toutes façons écrivain, avec ou sans famille, en Algérie, en Chine ou ailleurs. Je crois que j’étais né pour écrire. »

Vous êtes né dans la famille d'un militaire et vous avez fait une carrière militaire. Vous ressemblez en cela un peu à Alfred de Vigny. Pour lui l’armée a été une expérience plutôt décevante. Qu'est-ce que l'armée et la vie de garnison ont apporté à vous-même et à votre oeuvre ?

J'aurais été de toutes façons écrivain, avec ou sans famille, en Algérie, en Chine ou ailleurs. Je crois que j'étais né pour écrire.

« Il faut être vraiment peu attentif aux autres pour dire que l’armée est une expérience décevante parce que dans cette institution on rencontre le facteur humain. On vit jour et nuit avec des hommes, des caractères, des natures avec des aspects psychologiques bien singuliers. Pour un écrivain c’est un vivier extraordinaire. Mon expérience dans l’armée m’a permis de connaître un peu le facteur humain. C’est comme ça que quand je campe un personnage, mes lecteurs disent : ‘Vos personnages deviennent des personnes, parce qu’on peut les toucher, on peut les entendre, on peut même les voir.’ Vous savez, la littérature est un univers complexe parce qu’il part justement de la complexité des êtres et des choses. Moi, je suis quelqu’un de très attentif : j’observe, j’aime beaucoup les gens, j’écris parce que j’aime, j’aime partager. J’ai aussi la chance d’avoir une double culture, occidentale et arabo-musulmane, qui me permet de comprendre les uns et les autres. J’essaie à travers et grâce à cet avantage d’expliquer ce qui peut échapper aux occidentaux et apaiser un peu les mentalités arabes en ce qui concerne les cultures occidentales. »

Vous avez dit (excusez-moi si je ne vous cite pas exactement) : « Evitez les gens qui vous parlent des choses plus importantes que votre vie. Rien n’est plus important que votre vie. » Et ailleurs vous vous demandez : « Ai-je le droit d'être égoïste et de penser à moi-même quand mon pays a besoin de moi ? » Avez-vous une réponse à cette question ?

Photo: Pocket
« Bien sûr parce que dans la première citation c’est un personnage qui le dit, et dans la deuxième c’est moi qui le dit. Donc il faut dissocier l’écrivain de son personnage. Mais je trouve, c’est vrai, qu’il n’y a rien de plus important que notre vie parce qu’elle est la seule valeur et la seule cause suprême qui doit nous concerner impérativement. Le reste ne passe pas au rang anecdotique mais au second rang. Je ne peux pas, par exemple, pour défendre ma vie, ne pas la sacrifier pour défendre la vie de mes enfants ou de ma famille. Je ne peux pas être égoïste non plus parce que je suis un être humain, je fais partie d’un ensemble qui s’appelle l’humanité et la vocation première d’un être humain c’est d’être utile aux autres, ce n’est pas seulement d’être utile à soi. Mais il y a des discours qui changent parce que les thématiques changent. »

Vous avez écrit et publié de nombreux romans. Y a-t-il un thème majeur, un dénominateur commun de votre oeuvre littéraire ?

« Certainement la fragilité humaine. J’essaie d’expliquer comment une nation qui ne fait pas attention à ses dérives peut produire par exemple des monstres, et comment un homme ordinaire qui a une petite vie tranquille, qui a peut-être de petits rêves, se transforme brusquement en quelque chose de très violent et de très meurtrier. Voilà, c’est surtout ça la fragilité humaine. Beaucoup de gens s’enferment dans leur bulle, comme dans les pays occidentaux. En République tchèque par exemple les gens n’ont pas cette curiosité d’aller vers le monde, ils vivent dans un pays et c’est tout, alors que c’est toute la Terre qui leur appartient. Comment peut on dire qu’on a vécu pleinement sa vie lorsqu’on ne sait pas comprendre telle ou telle culture, telle ou telle mentalité, telle ou telle religion ? Moi, j’essaie justement d’apaiser les esprits en leur proposant d’autres univers. Voilà. »

Vous êtes auteur entre autres de la trilogie composée des romans Les hirondelles de Kaboul, L'Attentat et Les sirènes de Bagdad qui sont situés en Afghanistan, en Israël et en Irak. Que pouvez vous dire de ces romans et qu'est-ce qu’ils nous disent sur le monde dans lequel nous vivons ?

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« Je crois qu’ils disent des choses très importantes. Ce sont des livres qui touchent un très large public dans le monde, que ce soit au Japon, en Indonésie ou aux Etats-Unis. D’ailleurs Les Hirondelles de Kaboul a été élu ‘Livre de l’année’ aux Etats-Unis, toutes oeuvres confondues, et L’Attentat a été ‘Livre de l’année’ en Allemagne. Ce sont les livres qui expliquent le monde, qui expliquent notre temps. Qu’est-ce que ce que nous sommes en train de vivre aujourd’hui ? Il y a des gens qui s’intéressent un peu à ce qui se passe autour d’eux, d’autres pas. Je ne comprends pas par exemple pourquoi en Tchéquie je n’ai que deux livres traduits, alors qu’en Allemagne et aux Etats-Unis ils en ont douze. C’est parce qu’il y a des nations qui s’intéressent aux autres et d’autres pas. Je trouve décevant que l’homme reste coincé dans sa petite bulle et n’a pas cette curiosité d’aller s’enrichir, parce que le livre est un enrichissement permanant. De toutes façons on ne peut pas obliger les gens à changer de mentalité. Mais j’ai la chance d’avoir un lectorat qui me suit, que ce soit en Amérique du Nord, en Amérique du Sud, un peu partout, et c’est déjà beaucoup pour moi. Mais je regrette que les gens aient un regard réducteur sur ce qui vient d’ailleurs. Comme je suis un écrivain algérien, on pense que je ne suis pas à même d’enrichir certaines personnes, de les enrichir intellectuellement. C’est dommage parce que moi j’ai lu tous les écrivains du monde, j’ai lu des écrivains tchèques, russes, japonais, chinois et c’est comme ça que je suis quelqu’un qui a la prétention de se croire le citoyen du monde. »

Deux de vos romans, Les Hirondelles de Kaboul et L’Attentat, sont déjà traduits en tchèque et publiés dans notre pays. Quels sont les autres livres dont vous êtes l’auteur, qui, à votre avis, devraient être encore traduits en tchèque ?

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« Ça dépend des Tchèques. Je ne peux pas répondre à cette question. C’est une question d’intérêt : est-ce qu’on a cette curiosité ou pas, est-ce qu’on peut croire qu’un écrivain qui vient d’Algérie puisse être un grand écrivain ou pas, est-ce que les romans écrits par un Algérien sont des chef-d’oeuvres ou pas. C’est la question qui se pose. Je ne peux pas dire aux Tchèques : ‘Traduisez moi !’. Je suis là. S’ils veulent me traduire, c’est bien. C’est un avantage pour moi et pour eux. Ils vont découvrir un écrivain qui va peut-être devenir l’un de leurs écrivains préférés, je ne sais pas, mais je ne peux pas les obliger à faire ça. J’ai déjà la chance inouïe d’être lu dans le monde entier, d’être traduit dans 42 deux pays, d’avoir sept millions de lecteurs dans le monde. Mes livres sont adaptés au théâtre, au cinéma, en bande dessinée, au ballet et à l’opéra. C’est fantastique et c’est déjà beaucoup pour moi. Donc ça dépend, je ne peux pas m’imposer aux gens. Je suis une générosité qui est proposée à tous ceux qui ont le geste sublime d’aller l’accueillir. »

(Nous vous présenteront la suite de cet entretien samedi 4 mai 2013.)