Vladimir Nabokov et la Bohême

Vladimir Nabokov

"Je suis un écrivain américain né en Russie, qui a reçu une éducation en Angleterre - où j'ai étudié de la littérature française - et qui vit depuis quinze ans en Allemagne." C'est ce qu'a déclaré pour le magazine Playboy l'écrivain Vladimir Nabokov. Après avoir entendu un tel curriculum vitae, on ne s'étonnera pas d'apprendre que Prague et la Bohême, elle aussi, ont joué un certain rôle dans la vie de ce globe-trotter.

Vladimir Nabokov
Il y a au moins deux liens entre Vladimir Nabokov et la Bohême. C'est à Prague qu'a vécu, un certain temps, la mère de l'écrivain et ses deux frères cadets. Ils sont venus de l'exil berlinois, juste après un accident tragique qui avait coûté la vie au père de Vladimir Nabokov. Cet homme politique ayant joué, avant la Révolution d'octobre, un rôle important en Russie, a été atteint par les balles de deux tsaristes, lorsqu'il voulait protéger par son propre corps un de ses amis. La mère de Nabokov a fini ses jours en Bohême, et elle repose au cimetière d'Olsany à Prague. La capitale tchèque apparaît aussi dans l'oeuvre de l'écrivain. C'est à Prague que Nabokov a situé le premier chapitre de son roman intitulé "La méprise" qui a été écrit en russe et traduit ensuite par son auteur en anglais.

Nabokov a fui la Russie avec sa famille en 1919. Il n'a pas suivi sa mère et ses frères à Prague, mais, après avoir étudié deux ans à Cambridge, il s'est installé à Berlin où il a vécu jusqu'en 1937. C'est à Berlin qu'il a commencé à publier, tout d'abord sous un pseudonyme. Après avoir passé quelque temps à Paris, il est parti aux Etats-Unis dont il allait devenir citoyen en 1945. Il a enseigné en anglais dans diverses universités. Dans la dernière période de son existence, il a vécu à Montreux en Suisse. Il est mort en 1977 à l'âge de 78 ans. Auteur de nombreux romans, nouvelles, pièces de théâtre et ouvrages autobiographiques, il s'adonnait aussi à la traduction, et on lui doit notamment un Eugène Onéguine accompagné d'un nombre impressionnant de notes. Parmi ses chef d'oeuvres, il convient de mentionner "Feu pâle", "La Vraie Vie de Sebastien Knight ", "Roi, dame, valet". Mais il doit sa gloire au roman "Lolita" qui raconte une liaison amoureuse entre un homme mûr et une nymphette. Le roman, paru en 1955, a provoqué un scandale.

La vie de Nabokov a inspiré à Alexandre Saurel les lignes suivantes: "Chassé, à 20 ans, de Russie par la République d'octobre, Vladimir Nabokov passa d'une langue à l'autre, d'une planète à l'autre. Comment, devenu professeur dans des universités américaines, pouvait-il oublier qu'il appartenait par la naissance à un univers où s'attardaient le 19ème siècle? (...) Du reste Nabokov se gardait bien d'oublier quoi que ce soit: il savait comme Proust ou comme Svevo, que le bonheur appartenait toujours au passé; et en exilé qui pouvait soupirer, comme Dante "il est haut le seuil de l'étranger" il n'ignorait pas que la nostalgie lui dictait ses meilleures pages. Et elle subsistait, quoi qu'il fît et bien qu'il eût rompu, en apparence, toutes les amarres: Nabokov était, avec Conrad et Beckett, l'un des trois grands écrivains qui donnèrent des chefs-d'oeuvres dès qu'ils eurent abandonné leur langue maternelle."


En Tchécoslovaquie communiste l'oeuvre littéraire de Nabokov était, pendant longtemps, presque inconnue. L'écrivain devait sa disgrâce à sa famille, à ses origines, à son existence d'émigré, à ses opinions et à la réputation scandaleuse de son roman Lolita. Les autorités communistes ne permettaient pas de publier les écrits de cet homme qui a déclaré un jour: " ... depuis mon départ de Russie, à l'âge de 19 ans, mes opinions politiques sont restées paisibles et fermes comme une vieille pierre, immobile et couverte de lichen. Elles sont presque banalement traditionnelles. La liberté d'expression, de pensée et de création artistique. Je suis peu passionné par la structure sociale et économique d'un Etat idéal. Mes aspirations sont modestes; les portraits des chefs d'Etat ne devraient pas dépasser le format d'un timbre-poste; la torture et le supplice devraient être inadmissibles et la musique ne devrait être permise qu'à ceux qui l'écoutent avec des écouteurs et au théâtre."

Bien que Nabokov ait été connu dans notre pays, du moins dans les milieux d'émigrés russes, déjà dans les années 1920 et 1930, le lecteur tchèque n'a eu la possibilité de le connaître vraiment qu'à partir de 1990. La maison d'Odéon a publié un de ses romans, et, l'année suivante, elle a récidivé avec la célèbre Lolita, présentée au lecteur tchèque treize ans après la mort de l'auteur. Cette oeuvre a apporté au traducteur Pavel Dominik, le prix Josef Jungmann de la meilleure traduction. Depuis 1990 les maisons d'éditions tchèques ont publié toute une série de romans et plusieurs recueils de contes de Vladimir Nabokov. Dans la majorité des cas, il s'agissait de traductions tchèques des versions anglaises de ses romans. La critique littéraire déplore le fait qu'on n'ait pas utilisé pour la traduction des livres de la première partie de la carrière de Nabokov, les versions originales de ces livres en langue russe. Quoi qu'il en soit, dans les années quatre-vingt-dix, Nabokov était, sans doute un des écrivains étrangers les plus traduits et peut-être aussi les plus lus en République tchèque.


Parmi les livres de Nabokov traduits en tchèque, il y a également le roman "La méprise". Cette oeuvre insolite pourrait être considérée comme une paraphrase parodique du roman "Crime et châtiment" de Dostoïevski. Nabokov, lui, écrit dans la préface, à propos de Hermann, héros du livre: " J'aimerai savoir si quelqu'un appellera mon Hermann père de l'existentialisme."

Un jour, lors d'un voyage d'affaires qui l'amène à Prague, Hermann, rencontre un homme qui lui ressemble comme si c'était son frère jumeau, à une seule différence près: Hermann est un homme bien, tandis que Felix, tel est le nom de l'inconnu, est un vagabond. Bientôt Hermann, qui vit à Berlin une existence remplie d'amertume et d'insatisfaction, commence à préparer un plan diabolique. Pendant longtemps, le lecteur, tenu en haleine par le narrateur raffiné qu'est Nabokov, n'arrive pas à cerner les contours de ce projet. La chose ne devient évidente que juste avant sa réalisation. Hermann envisage de tuer Felix et se substituer à lui. Finalement, il tue l'homme qui peut être considéré comme son alter ego, et il habille Felix dans ses vêtements pour tromper la police. Selon son plan, la police doit prendre le cadavre de Felix pour celui de Hermann et la prétendu veuve d'Hermann, qui est en partie engagée dans le projet, doit recevoir une colossale prime d'assurance-vie. Mais ce n'est qu'une facette de cette histoire assez complexe. En tuant Felix, Hermann règle, en quelque sorte, ses comptes avec le monde, ce monde qui l'agace et le remplit d'amertume. Il se venge des gens qui l'entourent, de sa femme qui lui est très probablement infidèle, de sa propre existence sans intérêt, et finalement de lui-même. En tuant Felix, il tue aussi sa propre image, il se tue lui-même.

Le récit est raconté dans une langue claire et ironique. Selon la critique Hana Ulmanova, l'intrigue policière contribue au suspense dans cette histoire, les nerfs du lecteur se tendent surtout à cause du conflit entre la monstruosité des idées et le raffinement de la langue. On décèle même un trait commun entre Hermann et Humbert, héros de Lolita. Dans les deux cas le lecteur, malgré la répugnance pour les actes de ces hommes, n'arrive pas à les condamner, mais éprouve pour eux une certaine compréhension et même de la sympathie. Et ce n'est pas le moindre des talents de Vladimir Nabokov.