Une cure de désintoxication bien particulière

« L’opium dégage l’esprit. Jamais il ne rend spirituel. » C’est par cette constatation que le poète Jean Cocteau a défini l’influence de l’opium sur les capacités spirituelles de l’homme. Le poète savait bien de quoi il parlait. Ses expériences avec cette drogue étaient longues et multiples. Elle lui a même inspiré un livre qu’il a intitulé « Opium. Journal d’une désintoxication. » La traduction tchèque de ce livre est sortie aux éditions Rubato.

Petr Janus
C’est le jeune éditeur Petr Janus qui a traduit en tchèque cet ouvrage insolite retraçant une expérience du poète-toxicomane qui a décidé de partager avec ses lecteurs ses impressions d’une cure de désintoxication. Le livre est cependant loin d’être un simple constat des faits, une description des symptômes de manque à l’arrêt de la consommation d’une drogue. Œuvre littéraire à facettes multiples, Opium est surtout un portait haut en couleur de son auteur et de ses rapports avec son temps. C’est aussi une réflexion originale sur la création artistique.

L’auteur ne se contente pas de dévoiler au lecteur une partie de sa vie intérieure et de lui faire connaître ses opinions sur toute une gamme de problèmes mais il fait défiler devant lui une pléiade de personnalités du monde des arts et des lettres qui ont joué un rôle dans sa vie et l’ont influencé. Souvent il lui suffit de quelques mots, d’une phrase, pour donner une caractéristique pertinente d’un phénomène social, d’une de ses œuvres précédentes ou pour révéler un aspect peu connu d’une personnalité importante. Il réussit à présenter sous un angle inattendu entre autres Picasso, Satie, Stravinsky, Hugo, Radiguet mais aussi les infirmières qui le soignent. Il évoque ses souvenirs de Marcel Proust et de Raymond Roussel et cherche les ressemblances intérieures entre ces deux auteurs qui étaient pourtant si différents.

Petr Janus pense que ce témoignage sur un épisode difficile de la vie du poète peut intéresser toute une gamme des catégories de lecteurs y compris les historiens de littérature parce qu’il y a des passages qui commentent les activités littéraires de l’époque. Ce n’est, d’après lui, que la dimension littéraire, artistique et historique de cet ouvrage qui est beaucoup plus complexe :

« Il y a cependant aussi une autre dimension, celle du témoignage d’un individu extrêmement sensible, qui se trouve en difficulté et se heurte à sa propre existence, à sa nature psycho-biologique. C’est le témoignage sur la lutte du poète contre une substance qui est profitable, mais qui est finalement aussi nocive. C’est l’anatomie de l’insolvabilité de ce problème aussi bien au niveau humain qu’au niveau de la création artistique. »

L’opium est perçu dans ce livre plein d’idées et d’esprit comme une substance qui permet au poète dans l’homme de se manifester. Selon Petr Janus, Cocteau réunit dans son œuvre une vision aristocratique de la littérature avec des exploits des avant-gardes des années 1920. Le traducteur est fasciné par sa méthode de création et ses opinions sur le rôle de l’auteur, sur le rôle du poète :

« D’après Jean Cocteau, ce n’est pas lui mais une force en son for intérieur qui crée des œuvres artistiques, une force qu’il n’arrive pas à dominer. Le poète est donc toujours poussé par quelque chose qu’il ne connaît pas bien mais qui se manifeste à l’extérieur. Plus tard, cette attitude créatrice peut être oubliée, changée, méconnaissable, et c’est peut-être une des raisons pour lesquelles Jean Cocteau a toujours cherché de nouveaux moyens d’expression artistique en dépassant les limites des genres ou de nouveaux moyens d’expression dans la poésie, ce qui était typique pour lui. Il ne s’est jamais arrêté et ne se considérait d’ailleurs pas comme homogène en tant qu’auteur, en tant qu’être social. »

Et Petr Janus de constater que Jean Cocteau a subi une cure de désintoxication après plusieurs secousses psychiques dont la première a été la mort de son ami intime Raymond Radiguet. Ce talent précoce, cet écrivain dont la vie n’a duré que vingt ans, a pourtant réussi à écrire deux romans majeurs Le Diable au corps et Le bal du comte d’Orgel. Après la mort de cet ami irremplaçable, le monde de Jean Cocteau s’est effondré, l’existence lui devient insupportable et il cherche le soulagement dans la drogue. Par la suite, il essaiera à plusieurs reprises de se désintoxiquer et le dernier essai, plus au moins réussi, lui donnera non seulement la matière pour écrire Opium mais c’est à ce moment-là qu’il écrira aussi le roman Les enfants terribles, un de ses plus grands succès littéraires. Petr Janus rappelle qu’à cette époque, c’est-à-dire entre 1929 et 1930, un changement important intervient dans la création du poète :

« Jean Cocteau se détourne tout-à-fait de sa méthode créatrice précédente. Il déclare avoir créé trop consciencieusement, avoir été trop personnel, trop vigilant, trop réveillé, trop rationnel. Et il laisse entrer définitivement dans son œuvre l’élément d’un certain somnambulisme, il est auteur qui se veut un médium endormi ou sommeillant. »

Le livre même devient pour Jean Cocteau un moyen de désintoxication, un moyen de se mesurer avec sa dépendance. Ecrire est pour lui le même acte créateur que dessiner. Il aime confondre les deux activités. Il dit : « Ecrire pour moi, c’est dessiner, nouer les lignes de telles sortes qu’elles fassent écriture, ou les dénouer de telle sorte que l’écriture devienne dessin », ou ailleurs « Je ne suis ni dessinateur ni peintre, mes dessins sont de l’écriture dénouée et renouée autrement. » Les dessins de l’édition originale d’Opium sont également reproduits dans la traduction tchèque du livre. Petr Janus voit dans ses lignes tourmentées et sinueuses un cri, une expression extrême des états et des sensations d’un malade surtout dans les moments où il est privé de la substance dont il dépend.


Petr Janus
Opium est le premier livre paru aux éditions Rubato. Publier un tel livre est un exploit ambitieux et périlleux pour une nouvelle maison d’édition. Petr Janus qui partage la propriété de cette maison avec son collègue Jaroslav Tvrdoň en est conscient :

« Fonder une maison d’édition dans la situation actuelle et avec les perspectives qui sont les nôtres est une entreprise relativement risquée. Notre intention première a été de publier les livres qui ont de la valeur pour nous. On pourrait le prendre pour un poncif, mais pour nous c’est important.

Nous voulons mettre à l’épreuve la possibilité de publier une littérature de valeur dans les conditions du marché tchèque qui est petit, confus et saturé par une littérature médiocre et éphémère. Nous avons donc voulu mettre à l’épreuve notre vision en la réalisant. C’était probablement notre première impulsion. »

Opium est leur premier livre, mais les deux jeunes éditeurs ont déjà signé des contrats pour la publication d’autres ouvrages. Pour l’instant, ils préfèrent la littérature française. Le prochain livre, qui paraîtra en juin, sera le roman de Pascal Quignard Terrasse à Rome (Grand prix du roman de l’Académie française 2000) et le troisième titre qu’ils préparent à l’édition est le texte d’Henri Michaux Une voie pour l’insubordination.