Un témoignage unique sur les années noires (Première partie)

« Vivre librement est un art », c’est sous ce titre que paraît à Prague un livre qui réunit les journaux écrits dans les années 60-70 par Roselyne Chenu. Collaboratrice du poète Pierre Emmanuel, elle avait travaillé à cette époque à la Fondation pour une entraide intellectuelle européenne et avait déployé beaucoup d’énergie et de courage pour aider les intellectuels obligés de vivre sous le régime qui devenait, pour reprendre le terme de Louis Aragon, « un Biafra de l’esprit ». Roselyne Chenu est venue à Prague pour présenter son livre traduit en tchèque par Matej Turek et paru aux éditions Jitro. Voici la première partie d’un entretien qu’elle a accordé à cette occasion à Radio Prague :

« La Fondation pour une entraide intellectuelle était une association de statut suisse qui a été créée en 1966 par le Congrès pour la liberté de la culture pour grouper un certain nombre d’activités qui avaient lieu en Europe. Pierre Emmanuel en était le secrétaire général, le président était un homme de très grandes qualités, un Suisse de Zurich, le docteur Hans Oprecht, mais en réalité le secrétariat de Paris a été le plus actif. De Suisse, de Zurich, on envoyait des livres, surtout en Allemagne de l’Est, étant donné la langue allemande commune, et donc à partir de 1966 nous avons structuré notre programme : organisation de rencontres internationales, envois de livres dans un certain nombre de pays et attributions de modestes bourses de voyage. »

Quel a été votre rôle dans la Fondation ?

« Au départ Pierre Emmanuel était secrétaire général mais il avait énormément d’activités, il était à ce moment-là secrétaire général adjoint du Congrès pour la liberté de la Culture et il est devenu ensuite directeur de l’Association internationale pour la liberté de la culture. Et comme j’étais son assistante, lui avait le titre et je faisais le travail. Et ensuite, en 1971, lui-même ayant de plus en plus d’activités, je l’ai remplacé avec le titre de secrétaire général de la Fondation pour une entraide intellectuelle. »

Dirigeait-il d’une certaine façon vos missions ou vous donnait-il une liberté absolue ?

« Non, j’avais vraiment carte blanche puisque nous travaillions depuis plusieurs années ensemble, nous étions spirituellement et intellectuellement sur la même longueur d’ondes donc il me faisait confiance et je menais les choses comme je l’entendais puisque j’étais directement en contact avec les personnes concernées. Bien souvent je recevais le courrier chez moi, à la maison, parce qu’il était plus sûr d’utiliser une adresse personnelle. Je partageais donc tout avec lui évidemment, mais je menais les choses. »


Dans quelles circonstances avez-vous écrit les journaux que vous venez de publier à Prague ?

« Lors que j’ai commencé à voyager derrière le rideau de fer, mon premier voyage a été en Tchécoslovaquie, en avril 1969. Quand je suis rentrée du voyage, j’avais pris quelques notes pour me souvenir, et dès mon retour à Paris, lorsque je réfléchissais ce qu’il fallait mettre dans mon rapport de voyage, je me suis rendue compte à ce moment-là que faire un rapport de synthèse obligeait d’une certaines manière à perdre l’essentiel : l’essentiel des émotions ressenties, des confidences qui m’étaient faites, de ce que je voyais, observais etc. Et c’est à la suite de ça, que j’ai décidé pour les voyages suivants, non seulement en Tchécoslovaquie, mais en Hongrie, en Roumanie etc., de tenir un journal quotidien en y mettant ce que j’avais entendu, ce que j’avais mangé, comment je dormais, ce que j’observais dans la rue, ce que j’observais ou j’entendais derrières les paroles des personnes qui me parlaient. Certaines de ces personnes avaient beaucoup souffert du régime dans les années cinquante et soixante. D’autres, par exemple des directeurs de revues, étaient membres du Parti communiste. Je voyais pourtant tout le monde aussi par prudence, pour ‘noyer le poisson’. Cela me permettait d’être beaucoup plus libre dans mes entrevues, dans mes entretiens et d’avoir en fait une meilleure vue d’ensemble de la situation. Je prenais donc des notes, la nuit, sur de minces papiers pelure que je gardais sur moi de manière à ce que, au retour, je puisse écrire quelque chose de très libre et de plus complet possible.»

Avec quelles personnes, avec quelles personnalités êtes-vous entrée en contact. Quelles personnalités de la culture tchèque avez-vous aidées ?

« En fait, en 1966-67, grâce à l’intermédiaire de Pavel Tigrid, qui nous avait parlé de ces personnes et nous avais demandé de les inviter, j’avais rencontré à Paris des personnes comme Vaclav Cerny, Bedrich Fucik, Jindrich Pokorny, Jan Vladislav, Jarmila Najbrtova et bien d’autres que j’ai pu rencontrer par la suite, parce que ces personnes-là, lorsque je suis venue à Prague, ont à leur tour pris des rendez-vous avec moi. Et c’est comme ça, je dirais par des cercles concentriques que l’ensemble des personnes que j’ai pu voir s’est élargi. »

Avez-vous constaté, pendant le temps où vous avez travaillé pour la fondation, des changements ou une évolution dans la situation des intellectuels tchèques.

« Oui. Comme je suis venue en 1969, 1970 et en 1972, j’ai été très frappée par la détérioration de la situation en trois ans. En 1969, donc un an après le printemps de Prague et l’occupation soviétique, il y avait encore un espoir de changement et un esprit de résistance, surtout parmi les intellectuels, Et puis, peu à peu, pour des raisons multiples, la situation s’est détériorée, et quand je suis revenue en 1970 et surtout en 1972, j’ai mesuré un immense changement. Certaines personnes tenaient encore le coup et continuaient à résister ne fût-ce qu’intérieurement, mais il y avait un découragement généralisé. Et puis surtout, ce qui m’a beaucoup frappée, c’était une obsession justifiée ou non, ce n’est pas à moi de dire que c’était à tort ou à raison, une crainte absolue des micros, que ce soit dans les maisons, dans les appartements ou dans certains cafés et restaurants. Donc les seuls endroits où les personnes me parlaient un peu librement c’était ou dans les parcs ou dans le cimetière juif, ou alors dans la nature, à la campagne… »

(La seconde partie de l’entretien avec Roselyne Chenu sera présentée dans le cadre de cette rubrique samedi prochain.)