Un regard en arrière

Photo: Zsuzsanna Kilian, stock.xchng
0:00
/
0:00

L'année touche à sa fin et c'est l'occasion de jeter un regard en arrière, de faire le bilan et de se pencher sur le travail effectué au cours de ces douze derniers mois. Dans le courant de l'année, je vous ai présenté dans cette rubrique, entre autres, toute une série d'entretiens avec des hommes de lettres, entretiens qui ont souvent été pour moi des rencontres inoubliables. J'aimerais donc vous rappeler aujourd'hui quelques-uns de ces entretiens et quelques idées de mes interlocuteurs à travers les extraits les plus caractéristiques.

Alexis Jenni,  photo: Institut français de Prague
C'est grâce à la foire Le monde du livre que nous avons eu l'occasion de rencontrer à Prague en juin dernier l'écrivain français Alexis Jenni. Il est venu pour présenter au public tchèque la traduction de son roman « L’Art français de la guerre », qui lui avait valu en 2011 le Prix Goncourt. Voici comment il résumait l’image que son livre donne de la France, de sa politique militaire et de sa politique en général :

« Ça raconte donc l’histoire qui commence en 1940 lorsque la France a perdu la guerre. La France a disparu, la République française est remplacée par l’Etat français. C’est autre chose. Et puis, à partir de 1942-43, il y a une sorte de renaissance de la France, de la France libre, autour du général de Gaulle et la reconstitution de l’armée française. La France se rétablit et en 1945 la France libérée veut récupérer son empire qui a un rôle important parce que c’est ce qui fait de la France une puissance mondiale. Donc, on essaie de récupérer l’empire d’une façon très brutale avec une répression de toutes les agitations sociales dans l’empire. Normalement ça aurait du suffire, mais non, cela débouche sur deux guerres coloniales successives et la France les perd. La France n’a pas pu finalement garder cet empire. A mon avis, il y a eu une sorte d’aveuglement du gouvernement français qui a essayé de garder cet empire par la force en espérant que l’étalage de la force suffise à garder l’empire. Mais pas du tout puisque ce n’était pas dans le sens de l’histoire. Les Anglais l’ont bien compris puisqu’à partir du moment où les troubles ont éclaté dans les colonies anglaises, ils les ont lâchées. Voilà, c’est le pragmatisme anglais.

Photo: folio
Mais en France, on a essayé de garder les choses par la force ce qui a été totalement inefficace. Et c’était dramatique. Il me semble qu’il y a quelque chose dans l’esprit français qui essaie d’imposer quelque chose par la force contre la réalité, alors que ce n’est pas du tout une façon efficace de voir les choses. Les problèmes sociaux en France, on essaie de les régler aussi par la force, par la force policière cette fois-ci. Et c’est totalement inefficace. Et on n’essaie pas de réfléchir sur les sources de ces problèmes, comment ça fonctionne, on essaie tout simplement de réprimer par la force et on dit de tous les gens qui essaient de réfléchir et de négocier qu’ils sont laxistes, qu’ils cèdent, qu’ils capitulent, etc. Alors, du coup il y a une sorte d’escalade de la violence et de la force, mais qui ne mène à rien, qui ne mène à aucune solution possible. »


Parmi les invités du Festival des écrivains il y a aussi eu, en avril dernier, l'écrivain algérien Yasmina Khadra. Ce romancier profondément dévoué à son pays évoque dans son oeuvre son Algérie natale avec ses beautés et ses côtés sombres, mais s'inspire aussi de la situation dans les principaux points sensibles du monde contemporain.

Yasmina Khadra,  photo: Petr Machan / PWF
Un personnage de son roman dit : « Evitez les gens qui vous parlent des choses plus importantes que votre vie. Rien n’est plus important que votre vie ». Mais ailleurs Yasmina Khadra lui-même se demande : « Ai-je le droit d'être égoïste et de penser à moi-même quand mon pays a besoin de moi ? » J'ai donc demandé à Yasmina Khadra comment concilier ces deux attitudes envers la vie qui me semblaient contradictoires. Voici sa réponse :

« Dans la première citation c’est un personnage qui le dit, et dans la deuxième c’est moi qui le dit. Donc il faut dissocier l’écrivain de son personnage. Mais je trouve, c’est vrai, qu’il n’y a rien de plus important que notre vie parce qu’elle est la seule valeur et la seule cause suprême qui doit nous concerner impérativement. Le reste ne passe pas au rang anecdotique mais au second rang. Je ne peux pas, par exemple, pour défendre ma vie, ne pas la sacrifier pour défendre la vie de mes enfants ou de ma famille. Je ne peux pas être égoïste non plus parce que je suis un être humain, je fais partie d’un ensemble qui s’appelle l’humanité et la vocation première d’un être humain c’est d’être utile aux autres, ce n’est pas seulement d’être utile à soi. Mais il y a des discours qui changent parce que les thématiques changent. »

Vous avez écrit et publié de nombreux romans. Y a-t-il un thème majeur, un dénominateur commun de votre oeuvre littéraire ?

Photo: folio
« Certainement la fragilité humaine. J’essaie d’expliquer comment une nation qui ne fait pas attention à ses dérives peut produire par exemple des monstres, et comment un homme ordinaire qui a une petite vie tranquille, qui a peut-être de petits rêves, se transforme brusquement en quelque chose de très violent et de très meurtrier. Voilà, c’est surtout ça la fragilité humaine. Beaucoup de gens s’enferment dans leur bulle, comme dans les pays occidentaux. En République tchèque par exemple les gens n’ont pas cette curiosité d’aller vers le monde, ils vivent dans un pays et c’est tout, alors que c’est toute la Terre qui leur appartient. Comment peut on dire qu’on a vécu pleinement sa vie lorsqu’on ne sait pas comprendre telle ou telle culture, telle ou telle mentalité, telle ou telle religion ? Moi, j’essaie justement d’apaiser les esprits en leur proposant d’autres univers. Voilà. »


En avril, nous avons pu assister à Prague à une conférence de l'historien français Bernard Michel, grand ami de la République tchèque. Il est venu pour parler du peintre Alfons Mucha, et de son cycle de toiles monumentales L'Epopée slave. C'était une des dernières, sinon la dernière conférence donnée par Bernard Michel, qui devait nous quitter deux mois plus tard, le 26 juillet, à l'âge de 78 ans. J'ai profité de sa présence à Prague pour évoquer avec lui son livre « Prague, Belle époque » dans lequel il cherche, entres autres, à démentir les idées reçues sur la coexistence ou plutôt la rivalité de diverses communautés ethniques à Prague, notamment sur la rivalité entre Tchèques et Allemands…

Bernard Michel,  photo: Archives d'Alain Soubigou
« Exactement, cette communauté des Allemands et des Tchèques, c’est quelque chose auquel je tiens beaucoup parce que l’idée que les écrivains ou les artistes allemands étaient hostiles aux Tchèques est absolument fausse. Quand je prend le cas de Max Brod, il y a des contacts extrêmement étroits avec les Tchèques, n’est-ce pas ? Et quant à Kafka, je montre - je crois d’une manière extrêmement convaincante - que Kafka vient d’une famille juive tchèque. Et pas d’une famille juive allemande, comme on le croit. Il a fait ses études en langue allemande mais toute sa famille, son père, sa mère, ses sœurs, se déclaraient de langue tchèque, ce que l’on ne sait pas en général mais que j’ai découvert très tôt dans les archives de la ville de Prague. »

La situation a donc été selon vous beaucoup moins conflictuelle qu’on ne pense ?

Phoot: Aubier / Collection historique
« Bien sûr, il n’y avait rien de véritablement conflictuel. C’étaient au contraire des liens extrêmement étroits. Quand on prend Franz Werfel, par exemple, nous constatons que Werfel a toujours été quelqu’un qui avait des liens avec la culture tchèque. C’était quelque chose qu’on n’avait même pas besoin de commenter parce que c’était une évidence que les deux communautés se reconnaissaient et se connaissaient. Et il y avait en même temps tous ces Tchèques qui avaient des parents allemands et tous ces Allemands qui avaient des parents tchèques. Vous voyez, c’était quelque chose qui s’était fait spontanément sans que personne ne se soit demandé s’il était nécessaire d’aller dans ce sens ou dans un autre. C’était quelque chose qui se faisait tout seul. »


C'est également en avril dernier que j'ai eu l'occasion de m’entretenir avec Marc Lits, professeur à l'Université catholique de Louvain, venu à Prague pour donner une conférence sur le roman policier belge. Le roman policier, genre décrié par les uns et adoré par les autres, est donc pour cet universitaire l'objet de ses recherches, mais il avoue être aussi un lecteur passionné de ce genre de littérature. C'est ainsi qu'il a expliqué au micro de Radio Prague l'engouement du public pour le genre policier :

Marc Lits,  photo: Le site oficiel de l'Université catholique de Louvain
« C’est un engouement qui est extraordinaire. Quand on regarde aujourd’hui la France, plus d’un tiers des livres qui sont vendus sont des romans policiers. Et même quand on regarde la télévision - j’ai beaucoup travaillé sur l’analyse des medias - toutes les séries à succès sont aussi des séries policières. Je crois que ça tient à une raison essentielle. Même si l’on dit parfois que c’est de la littérature de divertissement, ça touche à des questions assez profondes qui renvoient à la vie et à la mort, parce qu’il y souvent un crime qui est commis. Et donc ça me touche personnellement parce que la question de la mort est la question centrale de notre existence, et au-delà de cette thématique-là, c’est parce que ces histoires entretiennent un certain suspense qui créé des rebondissements. On est donc accroché par cela d’une manière assez immédiate parce qu’on est dans quelque chose qui est aussi très émotionnel. Donc on n’est pas dans l’intellectualisme, on peut rentrer directement dedans. C’est vrai que c’est un côté de la littérature de divertissement, mais en même temps il y a quelque chose de plus profond qui nous fascine aussi. »