Un amour de Karolína Světlá

Karolína Světlá
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Elle s´appelait Johanna Mužáková mais était connue sous le pseudonyme de Karolína Světlá. Dans la seconde moitié du XIXe siècle elle a créé une oeuvre littéraire qui est un des fondements de l’art du roman tchèque. Aujourd’hui encore il y a des lecteurs qui apprécient son talent évocateur et les personnages hauts en couleur de ses romans et contes. Elle savait mieux que tous les hommes de lettres tchèques de son temps nouer l’intrigue, tenir le lecteur en haleine et lui faire comprendre les espérances et les déceptions des héroïnes de ses oeuvres. Et pourtant si l’on parle encore aujourd’hui d’elle, si sa photo apparaît de temps en temps dans les journaux, si le réalisateur Otakar Vávra a tourné un film sur sa vie et cette vie a fait également l’objet d’une émission télévisée, c’est grâce à un court épisode de sa jeunesse, grâce à son amour pour le poète Jan Neruda.

Au premier abord Johanna Mužáková, née Rottová, et Jan Neruda n’avaient pas beaucoup de choses en commun. Elle provenait d’une vieille famille pragoise de la bourgeoisie germanisée, il était fils d’un ancien cantinier, puis marchand de fruits, et d’une femme de ménage. Johanna et Jan vivaient tous les deux à Prague mais « quelle différence de milieu, de langage, d’éducation,» remarque le poète et historien de la littérature tchèque Hanuš Jelínek:

«Tandis que Neruda, gamin en culottes rapiécées, jouait sur les remparts de la rive gauche, Mademoiselle Rottová, fille aînée d’un honorable négociant de la rive gauche, allait apprendre les belles manières et le français chez deux vieilles comtesses appauvries. Elle connaissait bien l’allemand qu’on parlait beaucoup dans sa famille. C’est dans cette langue qu’elle tenait son journal intime et copiait pieusement les vers de ses poètes allemands préférés, Heine, Rückert, Keller. »

Les événements de l’année révolutionnaire 1848 et le mariage avec le professeur Mužák ont apporté un grand changement dans sa vie. Elle a pris connaissance de ses racines tchèques. Devenue patriote ardente, elle allait se consacrer à une œuvre littéraire dominée par l’amour de son pays et de sa langue. Tous les étés elle accompagnait son mari à Světlá, dans son village natal situé sur un versant du mont Ještěd en Bohême du Nord. Elle s’est mise à aimer les paysans de cette commune qui avaient su garder leur langue et leurs traditions dans une région essentiellement germanophone. C’est le village de Světlá qui a donné à Johanna Mužáková son nom littéraire et c’est lui qui l’a aidée à se ressaisir, à retrouver l’équilibre psychique perdu après la mort de son enfant et c’est là où elle a trouvé l’inspiration pour ses meilleurs romans. Dans la région de Ještěd elle a trouvé aussi les modèles des héroïnes de ses romans qui portent cependant aussi beaucoup de traits de son propre caractère. Hanuš Jelínek résume les traits caractéristiques de ces femmes exceptionnelles :

«… dans tous les romans de cette période qui nous montre Karolína Světlá en pleine possession de ses moyens, on retrouve ces types de femmes qui, héroïquement, font le sacrifice de leur bonheur personnel pour le bonheur d’autrui ; leur amour rachète par son sacrifice les fautes des autres, mettant ainsi la grandeur morale au-dessus de l’égoïsme, de la passion et de la haine.»


Karolína Světlá fait la connaissance de Jan Neruda probablement en 1858. Elle est âgée de 28 ans, il a 4 ans de moins. Il souffre du mal du siècle et mène une vie assez déréglée en sombrant parfois dans le nihilisme et la mélancolie. Déjà le titre de son premier recueil de poésies est typique pour cette période de sa vie – « Les fleurs de cimetière ». On ne sait pas encore que ce jeune auteur mal reçu par la critique deviendra un des plus grands poètes tchèques de la seconde moitié du XIXe siècle et le père du journalisme moderne en Bohême. Karolína Světlá, elle, sait reconnaître très vite le talent du poète et trouve en lui une âme noble. Neruda lui rend bien ses sympathies qui se transforment en amour. Leur correspondance de ce temps-là, du moins ce qu’il en reste, témoigne des liens profonds entre ces deux être d’exception. De 1858 à 1862 Karolína et Jan échangeront de nombreuses lettres. Pourtant, Karolína est sans doute décidé de ne pas aller trop loin dans cet amour, de ne pas trahir son mari. Elle désire transformer son amour en une amitié profonde et ferme qui redonnerait au jeune poète une nouvelle énergie et la confiance en soi. Elle lui écrit:

«…c’est grâce à moi que vous apprendrez à croire en vous-même et à la vie. Je dois ressusciter votre âme, car je sens en moi le flux d’une centaine de vies.»


En 1862 Jan Neruda se trouve dans une situation matérielle difficile. Pour l’aider Karolína Světlá demande à Marie Němečková, une de ses meilleures amies, de vendre les diamants de sa broche et de les faire remplacer par des faux sans lui révéler cependant que le fruit de cette vente est destiné à Neruda. Marie Němečková ne tarde pas cependant à découvrir le véritable motif de cette opération secrète. On ne sait pas si c’est elle ou quelqu’un d’autre qui a informé de cette affaire le mari de Karolína, Petr Mužák. Quoi qu’il en soit, le scandale qui éclate alimentera pendant quelques temps les conversations de salon à Prague.

Karolína propose le divorce à son mari qui refuse cependant après avoir lu les lettres échangées entre sa femme et Jan Neruda, lettres qui sont autant de preuves de la chasteté de leur liaison. Karolína brûle ces lettres mais elle ne se séparera jamais de leur cendre qu’elle gardera dans une petite boîte comme une précieuse relique jusqu’à sa mort. Après le scandale, elle tâche d’expliquer par écrit à Jan à plusieurs reprises pourquoi elle a été obligée de mettre fin à leur liaison. Mais ces lettres ne parviennent jamais à destination car Marie Němečková, encore elle, qui doit les remettre au poète les a tout simplement confisquées. Neruda est blessé par le silence de sa bien-aimée qui, de son côté, ne comprend pas, non plus, son ressentiment et sa colère. Ce terrible malentendu durera jusqu’à la mort des deux protagonistes de cette histoire. Ils se croisent parfois dans les rues ou dans les parcs de Prague et se saluent froidement de loin en évitant de se parler.

Ce n’est qu’après la disparition de Karolína Světlá en 1899, que Marie Němečková révélera l’existence de ces lettres et permettra à la secrétaire de l’écrivain disparue de les recopier. Neruda, mort, en 1891 ne lira jamais ces lettres qui lui auraient rendu la rupture avec Karolína mois amère. Il ne lira jamais ces mots :

«C’est grâce à Vous, Monsieur, que j’ai connu un sentiment grand, noble, puissant, si puissant que je ne l’ai renié pas même au pilori, lorsque je sentais la terre céder sous mes pas. Il était pour moi dans les jours très sombres, lorsque le mépris et la haine me fouettait de tous les côtés, ma seule fierté et ma seule consolation. L’été s’est envolé, le dernier rêve s’est flétri avec les dernières roses. Qui va les pleurer puisque la récolte dorée mûrit sur les champs ? Je mûris avec elle, mes rêveries, le dernier reflet de ma jeunesse qui s’en va, cèdent la place à l’activité. Je ne veux pas être qu’une feuille, je veux être une fleur sur le bel arbre de la nation. J’ignore si je ne succomberais pas aux circonstances difficiles, à la défaveur, la jalousie et la haine qui m’assaillent de toutes parts. Pourtant je suis fermement convaincue que Vous, au moins, cher Monsieur, vous souhaitez que mon dernier vœu ne m’abandonne pas, et que vous savez bien que j’éprouverais chaque fois un grand plaisir en apprenant, grâce à un doux hasard, que vous êtes aussi heureux que je le désire et désirerai toujours.»