Prague dans l’ombre de Staline

'Le Guide de la Prague'stalinienne', photo: Academia
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« Je ne voudrais pas que mon livre devienne une espèce d’aiguillon pour irriter encore davantage une plaie purulente, mais au contraire un moyen qui permettrait de purifier un peu cette blessure profonde et de parler franchement de cette malheureuse époque, » dit Jiří Padevět (1966) à propos de son livre Průvodce stalinistickou Prahou (Le Guide de la Prague stalinienne) paru aux éditions Academia.

Les années de sang

Le Guide de la Prague stalinienne peut être considéré comme le dernier tome d’une tétralogie dans laquelle son auteur Jiří Padevět retrace d’une façon assez originale l’histoire de Tchécoslovaquie pendant la période qu’il appelle « les années de sang », période qui couvre la Deuxième Guerre mondiale, les événements du printemps et de l’été 1945 et finalement l’étape de la terreur stalinienne entre 1948 et 1956. L’auteur est convaincu qu’il faut rappeler aujourd’hui aussi cette période entrée dans l’histoire comme celle du culte de la personnalité :

« Je pense que cette étape influence l’évolution de notre société encore aujourd’hui. Ce qu’ont réussi à faire ces quelques individus regroupés autour de Klement Gottwald, avec le soutien de Moscou évidemment, a été une destruction totale de l’Etat. Ce n’était pas seulement la prise du pouvoir politique mais aussi la destruction de l’enseignement, de l’économie, de l’agriculture. N’oubliez-pas que les communistes ont complètement détruit la classe paysanne. Et c’était aussi la destruction des valeurs culturelles. »

Une mosaïque de textes et de photos

'Le Guide de la Prague'stalinienne',  photo: Academia
La méthode utilisée par Jiří Padevět dans ces livres, et aussi dans Le Guide de la Prague stalinienne, peut être définie comme la topographie historique. Il promène son lecteur dans les rues de la capitale tchèque et s’arrête devant les maisons choisies pour évoquer les événements qui s’y sont déroulés entre 1948 et 1956 :

« La structure fondamentale de ce livre est tracée par les endroits liés avec le pouvoir communiste, les sièges de ministères et de tribunaux, puis il y a les lieux de la répression communiste, les prisons, les endroits où les prisonniers étaient torturés, les établissements militaires, et aussi les établissements où se déroulait la vie culturelle. Enfin, il y a les endroits liés à ce que nous appelons la troisième résistance, c’est-à-dire les maisons où vivaient les résistants et qui abritaient leurs activités, les endroits des conflits ouverts entre eux et l’appareil policier, et d’autres lieux mémorables de la résistance au régime communiste. »

Un gigantesque travail de recherches

Jiří Padevět,  photo: Martina Schneibergová
Il est évident que la composition d’un tel ouvrage a été précédée d’un énorme travail de recherche dans les archives. L’auteur a rassemblé une quantité formidable de documents écrits et y a ajouté encore d’innombrables photos historiques pour illustrer les événements qu’il évoque. Le résultat de cette plongée dans l’histoire récente de Prague est un grand volume de presque mille pages avec, à la fin, plusieurs index alphabétiques qui permettent au lecteur de mieux s’orienter dans cette avalanche d’informations. Le livre montre que le stalinisme a profondément marqué l’état d’esprit de la société tchèque, mais Jiří Padevět constate qu’il n’a pas laissé une empreinte importante dans l’architecture pragoise :

« Je pense que l’architecture de Prague n’a pas été trop marquée par cette époque. La ville a été atteinte vers la fin de la guerre par les bombardements de la Luftwaffe et les combats du soulèvement de Prague. Si le communisme a marqué Prague visuellement, c’était par ses affiches, ses panneaux publicitaires représentant le meurtrier de masse Staline et les slogans politiques, et notamment par le fameux monument de Staline sur la colline de Letná et l’hôtel International construit d’après les modèles soviétiques dans le quartier de Dejvice. »

Les lieux, les événements, les gens

Photo: repro 'Průvodce stalinistickou Prahou' / Academia
Les lieux, les événements, les gens - tel est le sous-titre de ce livre qui nous amène d’abord au château de Prague et évoque les événements désastreux pour la liberté tchécoslovaque qui s’y sont déroulés en 1948. Dès le 25 février 1948, jour où le président Edvard Beneš accepte la démission de douze ministres et cède pratiquement le pouvoir au premier ministre communiste Klement Gottwald et à ses conseillers soviétiques, les structures démocratiques fragiles de l’Etat s’effondrent. Le régime totalitaire qui s’installe dans le pays est rigoureux et impitoyable avec ses adversaires.

Jiří Padevět amène le lecteur de son livre entre autres dans des endroits où le caractère inexorable du nouveau pouvoir se manifeste avec le plus de rigueur, dont le Palais de justice, théâtre des procès truqués, où a été jugée et condamnée à mort, parmi tant d’autres, la juriste et politicienne Milada Horáková. Il nous fait visiter les prisons et les sièges de la police secrète où les prisonniers politiques étaient interrogés, torturés et exécutés. Et le lecteur découvre que les façades de beaucoup de maisons pragoises, qui en apparence n’ont rien d’extraordinaire, cachent en réalité un passé de souffrances et de sang. Cependant, la majorité de ces atrocités ont été commises à l’insu de la population et Jiří Padevět ne le cache pas :

« Il faut dire aussi que même dans les années cinquante il y avait des gens qui vivaient plus ou moins de manière satisfaisante. Il y a des gens qui, de même que sous l’occupation allemande, ne s’embarrassent pas du régime, ne s’embarrassent pas de l’oppression et désirent vivre leur vie. En cela on ne peut pas les blâmer. Ainsi donc pour un certain nombre de gens les souvenirs des années 1950 peuvent même être jolis. Mais cela ne change rien au fait, et il faut le rappeler, que ce sont les souvenirs de la vie dans un Etat totalitaire qui s’est rendu maître de tous les aspects de la vie de ses citoyens et a décidé de liquider tous ceux qui n’étaient pas d’accord. »

Une société à double face

Photo: repro 'Průvodce stalinistickou Prahou' / Academia
Prague dans les années cinquante est une ville où les gens sont obligés de vivre heureux et de manifester leur bonheur et leur amitié durable pour l’Union soviétique. Dans le livre de Jiří Padevět il y a de nombreuses photos de façades de maisons couvertes de drapeaux et de slogans et beaucoup de reproductions des affiches illustrant la lutte acharnée des ouvriers et des agriculteurs contre les impérialistes occidentaux. Tous ces documents évoquent l’atmosphère ambiguë de cette période où l’enthousiasme obligatoire couvrait souvent l’indifférence, la frustration profonde, la peur des représailles et même l’hostilité au régime. C’était une société à double face, une société livrée à l’hypocrisie et profondément divisée où les vérités officielles étaient des mensonges, où les gens se méfiaient les uns des autres et parfois se dénonçaient mutuellement. Selon Jiří Padevět cela a provoqué un traumatisme profond dans la mentalité de la société tchèque :

« C’est la pensée des gens qui a changé. Les gens ont désappris à se raconter des histoires, ils ont désappris à se dire la vérité même à la maison parce qu’ils pouvaient être trahis et dénoncés même par quelqu’un de leur famille. Ils interdisaient aux enfants de parler à l’école de certaines choses parce qu’à l’école on leur disait autre chose qu’à la maison. Et je pense que l’empreinte laissée par tout cela dans la société tchèque n’a pas été effacée jusqu’à aujourd’hui. »

Photo: repro 'Průvodce stalinistickou Prahou' / Academia