Olivier Guez : La disparition de Josef Mengele

Josef Mengele en Argentine, 1956, photo: public domain

« Souvent, on me demande pourquoi un Français écrit sur l’histoire allemande. Je n’écris pas sur l’histoire allemande en tant que Français, mais en tant qu’Européen sur l’histoire européenne », affirme l’écrivain et journaliste Olivier Guez à propos de son roman La Disparition de Josef Mengele. Si on sait de ce médecin nazi qu’il a commis des atrocités indicibles dans le camp de concentration d’Auschwitz et envoyé quelque 400 000 détenus dans les chambres à gaz, on ne sait en revanche que peu de choses sur les trente dernières années de sa vie passées dans l’exil latino-américain. Or, c’est justement cette étape de l’existence du grand criminel allemand qui est évoquée dans le roman d’Olivier Guez. L’auteur est venu présenter son livre à Prague et a accordé une interview à notre collègue de la Radio tchèque Markéta Kaňková. Voici quelques extraits substantiels de cet entretien.

Mengele, un criminel symbolique

Olivier Guez,  photo: Claude Truong-Ngoc,  CC BY-SA 3.0
Après la Seconde Guerre mondiale, plusieurs grands criminels nazis, dont Adolf Eichmann, ont réussi à échapper à la justice et se sont réfugiés en Amérique latine. C’est donc en Argentine et au Brésil qu’Olivier Guez a cherché les traces de Josef Mengele :

« Cela faisait longtemps que je voulais d’écrire l’histoire d’un criminel d’après-guerre, parce que l’histoire ne s’arrête pas au 8 mai 1945, à la fin de la Seconde Guerre mondiale. Ces gens continuent de vivre et Mengele est un criminel symbolique. Son nom évoque les pires horreurs de la Seconde Guerre mondiale. Si le nom de Mengele est généralement associé à Auschwitz et que le grand public le connaît à peu près, on ne sait pas en revanche quel a été son destin après la guerre. Or, cet homme a vécu encore très longtemps, jusqu’en 1979. Il n’a jamais été arrêté, n’a jamais été jugé et j’ai donc voulu savoir ce qu’il avait fait pendant ces trente années en Amérique du Sud, qui l’a aidé à partir là-bas, qui l’a aidé sur place, pourquoi il n’a pas été arrêté, qu’a fait le Mossad, qu’a fait le service secret allemand, la CIA, Simon Wiesenthal. J’ai voulu explorer le mystère du Mengele d’après-guerre. »

Revisiter les lieux

Olivier Guez a lu de nombreux livres sur Mengele, dont les biographies sérieuses qui sont sorties notamment dans les années 1980 et des travaux universitaires. Ce qui était très important pour lui, c’était de revisiter la géographie et la topographie des lieux où s’est déroulée la vie du médecin surnommé l’Ange de la mort :

Photo: Le Livre de Poche
« Je suis allé à Günzburg, sa ville natale. Je suis allé à Buenos Aires où il a vécu pendant presque dix ans. J’ai revisité tous les lieux où il a vécu mais aussi les lieux où les nazis se retrouvaient. Par exemple, un certain nombre de ses restaurants existent toujours. Je suis allé en Patagonie et au Brésil où j’ai retrouvé notamment la ferme où il a vécu pendant presque dix ans avec une famille de Hongrois. Et à partir de cette quantité d’informations j’ai composé le roman vrai de sa vie en Amérique du Sud. C’est la véritable histoire de Mengele en Amérique du Sud, mais écrite comme un texte littéraire, comme un roman. »

Si Olivier Guez conçoit Josef Mengele comme un homme méchant, il ne pense cependant pas que si ce médecin de la mort était né trente ans plus tôt ou trente ans plus tard, il aurait massacré des innocents comme il l’a fait durant la guerre :

« Je pense que c’est un homme qui est porté par le nazisme, en fait, et qui va se servir du nazisme pour avancer ses petits pions et faire avancer sa carrière. Et c’est pour cette raison qu’il va à Auschwitz. Il va devenir professeur d’université et considère que faire des expériences sur des hommes accélèrera ses recherches sur les jumeaux bien plus que de travailler sur des rats. Mais ce qui est assez étonnant, c’est qu’il n’est plus rien après la guerre. Il n’est rien avant la guerre et n’est plus rien non plus après la guerre. C’est donc un opportuniste qui ne pense qu’à lui. C’est un homme qui n’a jamais été capable d’aimer qui que ce soit, de donner quoi que ce soit.

Le triage à Auschwitz | Photo: Yad Vashem,  public domain
« Il est aussi le reflet de cette génération d’Allemands nés au début du XXe siècle qui veut détruire l’ancien système. Très nationaliste jusqu’au bout, il se considère comme un soldat de la biologie allemande. Et puis, dernière chose très importante, c’est un véritable médecin nazi. Je pense qu’on a oublié ce qu’était un médecin nazi. C’est un médecin qui est censé soigner le peuple et non pas les individus. Au nom de la santé du peuple on peut pratiquer toutes sortes d’expériences possibles et inimaginables sur des individus considérés comme inférieurs. »

L’homme est capable de tout

Olivier Guez ne voulait pas écrire un roman sur Auschwitz et sur les atrocités commises par le médecin nazi. Toutefois, pour brosser le portrait complet de son personnage, il ne pouvait éviter de parler ne serait-ce que sommairement de cette période de sa vie. C’est ainsi qu’il cite des passages tirés du livre J’étais médecin anatomiste du Dr Mengele au crématorium d’Auschwitz, publié après la guerre par le médecin hongrois Miklos Nyiszli. La lecture de ces passages est souvent insoutenable. « L’homme est capable de tout », constate Olivier Guez :

Josef Mengele  (au milieu) à Auschwitz | Photo: Karl-Friedrich Höcker,  Yad Vashem,  public domain
« Il peut faire à la fois des choses extraordinaires et les pires atrocités. La trajectoire à ce niveau-là est intéressante parce que jusqu’aux années 1930, Mengele est un bourgeois européen cultivé. Il vient d’une famille qui a de l’argent, a fait de bonnes études, a deux doctorats, ce qui est très rare à l’époque. Il aime la musique classique, la littérature classique et sa première femme a fait des études d’histoire de l’art à Florence. On est donc vraiment dans la bourgeoisie cultivée du début du XXe siècle. Sauf que ce bourgeois cultivé, quelques années plus tard, va conduire 400 000 personnes, une ville entière, dans les chambres à gaz en sifflant justement des airs d’opéra.

En fait, j’ai eu en tête pendant toute la rédaction du livre le tableau de Jerôme Bosch Le Jardin des délices, le triptyque. Le génie de Bosch est là, extraordinaire : en un tableau en trois parties il raconte toute l’histoire humaine. Vous avez le paradis, l’enfer et une espèce de purgatoire dans lequel on vit tous, on mange, on baise, on fait nos petites affaires, et puis à droite il y a l’enfer. Et Mengele, qui appartient à ce tableau du milieu, entre là-dedans. Donc c’est l’hyper-malléabilité de l’homme. »

Un grand criminel pas très recherché

Josef Mengele en Argentine,  1956,  photo: public domain
Après la guerre, Josef Mengele adopte une fausse identité et se cache d’abord en Allemagne. Il arrive en Argentine en 1949 et restera dans son exil latino-américain jusqu’à sa mort en 1979 à l’âge de 67 ans. Il aura ainsi vécu trente ans en relative liberté. Comment ce grand criminel a-t-il pu échapper à la justice ? Comment est-il possible qu’il n’ait pas été déniché par les chasseurs des criminels de guerre ? Olivier Guez démontre dans son livre que Mengele n’a pas été très recherché :

« En fait, l’enlèvement d’Eichmann a donné l’impression qu’on a toujours traqué les nazis et on se demande par quel miracle Mengele n’a pas été arrêté. Mais l’enlèvement d’Eichmann n’est pas la règle, c’est une exception. Mengele a été très peu traqué. Il n’a été sérieusement recherché que pendant trois ans. Trois ans sur trente, un dixième, pas beaucoup. Donc, c’est la première explication, et la deuxième, c’est à cause de l’argent de sa famille. La famille Mengele avait beaucoup d’argent, elle était très riche car elle avait une entreprise de machines agricoles qui était une vraie multinationale. Et la famille Mengele a toujours soutenu financièrement Josef Mengele en Amérique du Sud. Elle a payé des fortunes à tous les protecteurs de Mengele pendant les vingt dernières années, parce que pendant la première décennie il n’avait pas eu besoin de se cacher.

Pour vous donner un exemple : Mengele au Brésil va passer quatorze ans avec une famille hongroise. Au début, cette famille, les Stammer, n’a pas un centime. Ils sont très pauvres et vivent dans une petite ferme comme au Moyen-Age sans électricité. Et quatorze ans plus tard donc, quand ils se séparent enfin de Mengele, ils vivent dans un des meilleurs quartiers de Sao Paulo, ont une gigantesque villa et une limousine avec chauffeur. Et tout cela est payé par la famille Mengele. Donc, le fait qu’il n’ait pas été sérieusement recherché la plupart du temps et qu’il ait toujours été soutenu par sa famille fait que Mengele a disparu. »

Déchéance de l’assassin

Olivier Guez revient d’une longue tournée en Allemagne. A ceux qui lui ont demandé pourquoi lui, un Français, écrivait sur l’histoire allemande, il a répondu :

Le passeport italien de Josef Mengele,  1949,  photo: Jackdawson1970,  CC BY-SA 3.0
« Je n’écris pas sur l’histoire allemande en tant que Français mais en tant qu’Européen sur l’histoire européenne. Et cette histoire de Mengele a autant d’échos en République tchèque qu’en Allemagne, en Italie, en Grèce, c’est vraiment notre héritage européen. J’ai voulu raconter la deuxième vie d’un des assassins de l’idée d’Europe. C’est très important pour moi. Et c’est pour ça que j’ai choisi la forme romanesque, c’est comme un conte biblique d’une certaine manière avec le déclin, la déchéance de l’assassin ; pas d’un assassin mais de l’assassin. C’est important, mais cela n’empêche pas de lire le livre comme un roman d’espionnage, un roman policier situé en Amérique du Sud sur fond de la Guerre froide. »