Le temps retrouvé d’une petite Pragoise

Photo: Ian Willoughby

Un promeneur qui se hasarde dans le labyrinthe des ruelles du quartier de Malá Strana à Prague, peut se retrouver, dans la rue Šporkova, devant une petite maison pittoresque. Cette vieille bâtisse semble sortir d’un vieux roman et son charme un brin mystérieux attire et émeut les amateurs d’histoire. Ils s’arrêtent devant sa façade flanquée d’un jardinet agrémenté de quelques rosiers, car la maison pique leur curiosité. Ils aimeraient savoir qui a la chance d’habiter ce recoin charmant, quelle est l’histoire de cette maison plantée entre des immeubles plus hauts et plus massifs et qui, pourtant, ne perd rien de son attrait et de son mystère. Le livre intitulé « Domeček » (La Maisonnette), sorti aux éditions Revolver Revue, répond en partie à ces questions. Son auteure Tereza Límanová y a habité et le n° 8 de la rue Šporkova a été le théâtre de son enfance.

Tereza Límanová,  photo: Repro,  'Domeček'
Le livre a été écrit parce que Tereza Límanová avait besoin de saisir par les mots les sensations et les désarrois de son enfance. La maison de la rue Šporkova appartenait à ses grands-parents et elle y a aménagé à la fin des années 1960. Elle était alors encore toute petite et venait de passer trois ans au Canada avec sa famille. Ses parents ont longtemps hésité avant de regagner leur patrie occupée depuis peu par l’armée soviétique. C’est finalement son père, nostalgique de son pays, qui tranche, et, un jour d’hiver, la petite Thérèse, fraîchement descendue de l’avion, se retrouve au seuil d’une maison perdue dans le dédale des ruelles de Malá Strana. Petit à petit, elle apprendra à aimer cet édifice bizarre et ce quartier dont le charme désuet a été célébré déjà au XIXe siècle par le poète Jan Neruda :

« J’ai passé dix ans de ma vie dans cette maisonnette, entre quatre et treize ans. C’était l’époque du régime communiste très dur, mais dans cette petite maison du quartier de Malá Strana, les voix de la civilisation, des machines et des moteurs ne se faisaient pas entendre. On y entendait le chant des oiseaux et les noix qui tombaient sur le toit, les chiens et les chats aussi, les chiens le soir, les chats au petit matin. C’était un monde très différent et je crois qu’il n’a pas beaucoup changé depuis le temps de Jan Neruda. Et quand je prends en considération le fait que le monde de Jan Neruda était déjà resté inchangé pendant plusieurs siècles, je vois que c’était une oasis du passé extrême, un passé bien conservé qui est quand même un peu différent aujourd’hui. Je me sentais donc obligée d’en témoigner. »

Photo: Revolver Revue
Egalement peintre, Tereza Límanová a d’abord évoqué la maison de son enfance par des tableaux. Et c’est en rédigeant les petits commentaires pour l’exposition de ses tableaux qu’elle s’est rendu compte que la maisonnette éveillait en elle toute une forêt de souvenirs et de sensations qui méritaient d’être saisis, traduits et exprimés dans un texte littéraire. C’est grâce à son exposition qu’elle a finalement écrit son livre. A la lecture de cette évocation des sentiments d’une petite fille, on se demande logiquement dans quelle mesure le récit correspond à la réalité, quelle est la part de réalité et de fiction dans le texte, et si le livre peut être considéré comme autobiographique. Tereza Límanová n’admet, elle, aucun doute sur cet aspect de son œuvre :

« J’avoue que c’est tout à fait moi et cela était évident aussi pour les critiques qui l’ont lu. Je ne veux pas exprimer en pourcentages ce que ce texte reflète de ma vie, mais moi, je considère ce livre comme entièrement autobiographique. Il serait même gênant pour moi de transformer la petite Thérèse en un personnage littéraire. »

Bien que la vie dans la maison soit vue par les yeux de la petite Thérèse, on ne peut pas affirmer qu’elle est le personnage principal de cette œuvre. C’est la maison elle-même qui s’impose de plus en plus au fil du récit, c’est la maison qui prend un caractère presque humain et reflète les états d’âme de Thérèse et les troubles de son enfance :

« Bien que ce soit un regard émotif, un regard d’enfant, une perception du monde par les sens et non par la raison, un peu comme Alice au pays des merveilles, je me suis efforcée d’éviter le plus possible les commentaires, les sentiments, les expressions comme ‘j’étais triste’ ou ‘j’ai eu un pincement au cœur’. La seule chose qui m’intéressait vis-à-vis du lecteur était d’évoquer ce que ressentait la petite Thérèse en décrivant des formes, des couleurs, des lumières, des ombres et en citant des bouts de dialogues. Mais je ne voulais surtout pas le dire. »

La Maisonnette,  photo: Ian Willoughby
La maison de Malá Strana où la petite fille vit avec ses parents et ses grands- parents resurgit dans la mémoire de la narratrice avec une force et une présence presque hallucinantes. Elle se rappelle tous les détails de son architecture disparate, ses portes, ses fenêtres, ses escaliers, ses caves ténébreuses, les objets de la vie quotidienne qui la remplissaient, les bruits qui accompagnaient la vie de ses habitants, les parfums et les odeurs qu’exhalaient ses vieux murs. Et chacun de ces objets, chacun de ces détails, prend comme une vie autonome qui est cependant intimement liée à celle des habitants de la maison, à leurs habitudes, leurs caractères, leurs plaisirs et leurs chagrins. C’est à travers ces objets que le lecteur entre donc dans leur intimité et devient témoin de leur vie. Evidemment, cette évocation par les objets ne serait pas possible sans la mémoire prodigieuse de la narratrice :

« Quand on vieillit, c’est du moins mon cas, on oublie des choses concrètes, les dates, les faits, les noms, les titres, etc. Mais je revois d’autant mieux les faits du passé et de l’enfance. Il y a quelques mois, j’ai participé à une rencontre d’anciens élèves de l’école primaire et il s’est avéré que j’étais pratiquement la seule à me souvenir des noms des anciens élèves et de leurs places dans la classe. Et mes anciens camarades de classe me demandaient : ‘ Thérèse, dis-moi, s’il te plaît, où j’étais assis.’ Il se peut donc que cette excellente mémoire, compensée peut-être par mon incapacité à me souvenir de quoi que ce soit quand il s’agit d’autres choses, ait toujours été en moi et que je ne l’ai découverte que grâce à l’écriture. »

« La Maisonnette » est donc un livre dans lequel il n’y pas de récit proprement dit. En parlant des objets et des personnes qui les possédaient, l’auteure a pourtant placé dans son texte nombre de petites histoires et d’anecdotes sans oublier d’évoquer toute une série de personnages hauts en couleurs. Elle raconte tout cela, comme elle le dit elle-même, par allusions et constate que cette méthode a suscité des réactions contradictoires chez ses amis ayant lu son livre. Tandis qu’une partie de ses premiers lecteurs se sont déclarés contents de pouvoir imaginer, grâce à toutes ces allusions, la suite de petites histoires et de récits à peine entamés, d’autres au contraire auraient préféré une narration plus classique :

Un tableau de Tereza Límanová,  photo: Archives de Radio Prague
« D’autres m’ont demandé aussi sur le ton du reproche : ‘Pourquoi tu n’en as pas parlé davantage ? Pourquoi tu n’as pas développé telle ou telle petite histoire ? Ça pourrait donner un beau récit et tu le racontes en trois lignes.’ J’ai donc été très surprise par la réception de mon livre parce que les opinions des lecteurs diffèrent beaucoup. »

La maisonnette de la rue Šporkova a donc non seulement marqué la petite Thérèse mais aussi laissé une profonde empreinte dans l’âme de la femme qu’elle est devenue. La petite fille est devenue mère de famille, mais ces souvenirs de la maisonnette ne la quittent pas, bien qu’elle habite aujourd’hui ailleurs. Chaque fois qu’elle s’installe dans un nouvel appartement, que ce soit aux Etats-Unis où elle a vécu quelque temps avec sa famille ou dans d’autres quartiers de Prague, même dans des endroits très intéressants et très originaux, elle sent toujours que la Maisonnette reste son véritable foyer. C’est là où sont ses racines, où elle cherchait, sans vraiment y parvenir, à comprendre la marche du monde :

« Quand vous avez vécu dans cette maisonnette de Malá Strana, vous ne trouverez jamais plus rien de semblable. C’est impossible. Pour moi, la maisonnette reste la source de tout, c’est le début des sensations de la vie, de la création artistique, de la perception du monde. Et je me rends compte que je devrais chercher des choses qui sont au moins parallèles à la maisonnette parce qu’il n’y aura jamais plus rien de semblable dans ma vie. Depuis toujours, j’essaie vainement de me faire à cette idée et je crois que cela me prendra encore pas mal de temps. »