L'affaire Talich

'L'affaire Talich', photo: Akropolis
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Mai 1945. Prague est en fête. L'Allemagne est vaincue, c'est la fin de la guerre. Le chef d'orchestre Václav Talich sait que le Théâtre national de Prague, que les nazis ont fermé, sera bientôt rouvert. Pour cette occasion exceptionnelle, Talich, qui a été le chef de l'opéra du Théâtre national jusqu'à sa fermeture, se prépare à diriger l'opéra Libuše de Bedřich Smetana. Il téléphone donc au théâtre, mais on lui demande froidement de ne pas venir. La raison ? Son comportement pendant l'occupation allemande doit d’abord être examiné. C'est un coup terrible pour un homme qui a sacrifié toute son existence à la musique. Václav Talich sait que son comportement n'a pas été irréprochable, et sa vie tourne au cauchemar.

Un brillant chef d’orchestre

'L'affaire Talich',  photo: Akropolis
Les activités de Václav Talich durant la Deuxième Guerre mondiale et leur perception dans la société tchèque sont les thèmes principaux du livre que son auteur, Jiří Křesťan, a intitulé « Případ Václava Talicha » (L'affaire Talich). Sorti aux éditions Akropolis, l’ouvrage évoque une situation qui a sans doute été l'épreuve la plus lourde qu’ait eu à vivre cet artiste, sans oublier ses connotations politiques. Historien, Jiří Křesťan replace l'affaire qui a brisé la carrière d'un des plus grands musiciens tchèques du XXe siècle dans son contexte historique et social. En réunissant une importante quantité de documents et d'informations sur la vie de Václav Talich, sur les amis et les rivaux de celui-ci dans les milieux artistiques et politiques, Jiří Křesťan cherche à donner une image objective de ce chef accompli qui n’était pas sans faiblesses :

Jiří Křesťan,  photo: YouTube
« J’ai abordé ce sujet en ayant déjà une idée de Václav Talich. Il était très intéressant pour moi de le suivre dans le courant de sa vie, dans des situations qui étaient très différentes les unes des autres et dans lesquelles il se transformait. Le Talich du printemps 1935, lorsqu’il animait le festival Printemps musical, est bien différent du Talich de 1940. »

Natif de la ville de Kroměříž en Moravie, Václav Talich (1883-1961) est d'abord violoniste, élève du professeur Otakar Ševčík, considéré comme un des fondateurs de la pédagogie moderne du violon. A peine ses études achevées, Václav devient maître de concert de l’Orchestre philharmonique de Berlin. Influencé par Anton Nikisch, il décide de se consacrer à la direction d’orchestre. Il joue par la suite dans plusieurs ensembles en Russie et Slovénie et parachève sa formation de chef d’orchestre à Leipzig et Milan. En 1912, Václav Talich devient chef de l’Opéra de Plzeň et, cinq ans plus tard, il dirigera pour la première fois l’Orchestre philharmonique tchèque auquel il consacrera une grande partie de sa carrière et dont il fera une des meilleures formations symphoniques du monde. Entre 1919 et 1941, il déploie toute son énergie pour amener son orchestre à la perfection et fait de celui-ci un outil efficace pour réaliser son idéal de la musique.

Václav Talich réussit à donner à la Philharmonie tchèque une sonorité originale et une grande spontanéité dans son expression artistique. Il cherche à saisir la pulsation intérieure de la musique, insiste sur le respect de la partition et veille à l’équilibre des plans sonores. Bientôt, le travail de ce fanatique de la perfection, très exigeant sur la qualité des instrumentistes, porte ses fruits. Dès les années 1920, les tournées en Italie et en Autriche attirent l’attention de la critique sur les qualités exceptionnelles de son orchestre, la plénitude de ses cordes, le velouté de ses bois et l’éclat de ses cuivres. La tournée de 1935, dans le cadre de laquelle l’orchestre se produit en Grande-Bretagne, en France et en Belgique, est un véritable triomphe et Václav Talich est comparé par la critique à Arturo Toscanini ou Wilhelm Furtwängler.

Les compromis de l’occupation

Foto: Repro Případ Václava Talicha / Akropolis
Au cours de la Deuxième Guerre mondiale Václav Talich, qui en 1935 est devenu également chef de l'opéra du Théâtre national de Prague, cherche un modus vivendi avec l'occupant allemand de son pays et accepte un certain nombre de compromis qui lui coûteront cher. Le livre de Jiří Křesťan démontre cependant aussi que durant la durée de la guerre Václav Talich a déployé de grands efforts pour promouvoir la musique tchèque :

« Nous disposons de toute une série de documents dans lesquels Václav Talich évoque les événements de sa vie en mai 1945 lorsqu’il est interdit d’entrer au Théâtre national. A ce moment-là, il commence à rédiger sa défense. Il se penche sur son comportement passé et, parfois, se lance dans une autocritique en admettant avoir pris la situation à la légère. Ses attitudes changeaient donc également. »

Au début de la guerre, les concerts et productions musicales dirigés par Václav Talich se transforment souvent en de véritables manifestations du patriotisme tchèque. Les œuvres de Smetana, Dvořák et Suk qu'il s'obstine à placer dans son répertoire suscitent des tonnerres d'applaudissements et à la fin, le public tchèque chante souvent l'hymne national. Mais avec le temps l'étau nazi se resserre et Talich, qui désire poursuivre ses activités, est obligé d'entrer en contact avec l’occupant allemand. Bientôt, celui-ci le contraint à des activités et des propos qui finiront par le compromettre aux yeux de ses compatriotes. En 1940, Václav Talich fait partie d'une délégation de représentants de la culture tchèque qui se rend en Allemagne. A Prague, il rencontre le ministre allemand en charge de l'Education du peuple et de la Propagande Joseph Goebbels ou encore dirige la Philharmonie tchèque lors d'une tournée en Allemagne.

Photo: Supraphon
Après l'attentat contre le protecteur du Reich Reinhard Heydrich en 1942, l'occupant se venge cruellement. Des centaines de personnes sont exécutées, les villages de Lidice et Ležáky sont rasés et les représailles touchent aussi la scène culturelle tchèque. Dans l'atmosphère de peur qui pèse sur le pays, et lors d'une cérémonie à la Maison municipale de Prague, Talich lit un discours dans lequel il appelle à la collaboration avec le Reich et encense Adolf Hitler. Ce discours blessant pour beaucoup de patriotes tchèques ne sera pas oublié. Dans son livre, Jiří Křesťan démontre les mécanismes du pouvoir qui ont conduit Václav Talich à une telle humiliation :

« Les gens se retrouvaient dans des situations où après avoir accepté un premier compromis, il leur était difficile de refuser de continuer. Nous devons constater que le discours prononcé par Václav Talich à la Maison municipale de Prague lors de la remise des prix d’Etat après l’attentat contre Reinhard Heydrich, discours dans lequel il parle de reconnaissance envers le Troisième Reich et de la volonté de s’engager dans l’édification du nouveau paradis nazi, devait être horrible à entendre pour les gens. Mais nous devons tenir compte aussi de la situation dans laquelle cela a été dit. »

Une carrière brisée

Zdeněk Nejedlý en 1938,  photo: Archives de ČRo
Après la libération en 1945, Václav Talich est d'abord accusé de collaboration avec l'occupant et passe six semaines en prison. Faute de preuves convaincantes contre lui, il est cependant libéré et lavé de ces accusations. Si ses amis et admirateurs se mobilisent pour l’aider à surmonter cette étape difficile de sa vie et de sa carrière, ses rivaux, eux, profitent de l'occasion pour l'attaquer. Une longue rivalité marque alors les rapports qu’entretiennent Václav Talich et le musicologue Zdeněk Nejedlý qui devient ministre de l'Education du nouveau gouvernement tchécoslovaque. Jiří Křesťan remonte jusqu’à la source de cette rivalité dans les années 1930, lorsque Talich, contre la volonté de Nejedlý, est devenu le chef de l'opéra du Théâtre national. Après la guerre, sa situation privilégiée permet au ministre Nejedlý de nuire à son ancien rival et il l'attaque verbalement à plusieurs reprises. Jiří Křesťan évite cependant de diaboliser ce ministre communiste et démontre qu'il a laissé aux autres le soin de briser la carrière de Václav Talich.

Václav Talich,  photo: ČT
Toujours est-il qu'après le Coup de Prague et la victoire du régime communiste en février 1948, l'intégrité de Václav Talich est de nouveau mise en cause et l’artiste se retrouve en marge de la vie musicale. L`Orchestre de chambre tchèque qu'il a fondé après la guerre dissous, il doit renoncer de nouveau au poste de chef de l'opéra du Théâtre national et en est réduit à un travail pédagogique. Václav Talich part ensuite en Slovaquie où il fonde l'Orchestre philharmonique slovaque. Il ne revient au pupitre de la Philharmonie tchèque qu'en 1954 pour alors réaliser avec cette formation qui lui doit sa renommée internationale une série de disques qui resteront des enregistrements de référence. En 1957, il reçoit le titre honorifique d'artiste national. Václav Talich meurt en 1961 en laissant une trace profonde dans la vie musicale tchèque. L'historien Jiří Křesťan laisse le lecteur de son livre tirer ses propres conclusions de l'histoire de la vie de ce chef d'orchestre et artiste incomparable :

« Je pense que l’historien ne doit pas être un juge qui dit ce que les personnages historiques auraient dû faire à un certain moment. Il doit être à leurs côtés et s’efforcer de se mettre dans leur peau. Il doit expliquer qu’il y avait différentes possibilités, différents choix à faire et constater que son personnage, peut-être, n’a pas choisi la meilleure solution. Cependant, l’historien doit avoir également de la compréhension pour la situation difficile d’un personnage historique qui ne vivait pas dans l’isolement, mais était responsable par exemple de sa famille, de ses collaborateurs, etc. »