La seconde patrie de Suzanne Renaud

Suzanne Renaud
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Le nom de la poétesse française Suzanne Renaud est inséparablement lié avec celui du poète, traducteur et graveur Bohuslav Reynek. Suzanne Renaud nous a laissé des vers profonds qui font naître de nombreuses questions. Comment était-elle ? Pourquoi a-t-elle quitté les beaux paysages du Dauphiné et a décidé de vivre dans un village isolé du Plateau tchéco-morave ? Pourquoi a-t-elle partagé le sort d’un pays lourdement éprouvé et qui n’était pas le sien ? Dans quelle mesure les vicissitudes de sa vie se sont-elles reflétées dans sa poésie ?

« Ta vie est là, comme un roseau
Sur de mornes rives,
Ta vie est là comme un fuseau
En des mains oisives… »

Suzanne Renaud
« Ta vie est là » – tel est le nom du premier recueil de poésies de Suzanne Renaud paru en 1922 aux éditions du Pigeonnier. Le livre révèle aux lecteurs français une poétesse prometteuse mais son deuxième livre se fera attendre douze ans et ne paraîtra que bien loin de la France.

« Ta vie est là » est publié au moment où Suzanne Renaud ressent le besoin de confier à la plume ses angoisses et ses doutes. Ella a déjà perdu son père, elle a vu des morts et des blessés dans la guerre, elle a enterré beaucoup d’illusions et d’espoirs. Son enfance et sa jeunesse qui « fut fraîche et confuse attente et divine buée au cristal de l’espoir » selon ses propres termes, sont déjà reléguées au passé. Un exemplaire de son recueil parvient par les voies tortueuses du destin à un jeune Tchèque qui est aussi poète et traducteur passionné de poésie française. Il s’appelle Bohuslav Reynek et il traduit et publie les poèmes de Suzanne. Les premières lettres sont échangées et finalement, en 1923, Bohuslav rend visite à Suzanne à Grenoble.

En janvier 1924. Suzanne perd sa mère. Ce coup de destin est trop fort pour elle, elle ne peut pas s’en remettre, la source de sa poésie se tarit et elle se tait. Cependant, son amitié pour le jeune Tchèque continue et, en avril 1926, elle finit par l’épouser. Elle ne sait pas encore que les épreuves que cette nouvelle vie lui réserve, seront souvent trop difficiles à supporter.

Arrivée au village de Petrkov sur le Plateau tchéco-morave, elle affronte un monde bien nouveau pour elle, tellement différent de son pays. Elle y trouve une nouvelle famille, les parents de Bohuslav qui sont un peu gênés et se posent beaucoup de questions sur cette bru française que leur fils a amenée à la ferme. Suzanne apprend à aimer ce pays austère, cette vaste maison entourée d’étables et dont les fenêtres donnent sur un vieux jardin…

« La maison déjà close au bord du soir tremblant
Dort la tête sous l’aile ainsi qu’un pigeon blanc
Elle n’est que tiédeur et blancheur engourdie ;
Le chat silencieux rêve sur l’escalier
Et suit d’oeil mi-clos sur la vitre verdie
Le passant invisible à lui seul familier ;
Le jardin peu à peu retrouve sa légende,
La fleur devient trop pâle, et trop belle, et trop grande. »


Suzanne Renaud s’habitue peu à peu à sa nouvelle vie. Elle donne à son mari deux fils, elle se remet à écrire. Des poèmes courts et fragiles se rassemblent dans des recueils que le mari - poète traduit en tchèque avec sensibilité et amour. Mais déjà le temps des grandes épreuves arrive. Les accords de Munich qui laisse la Tchécoslovaquie mutilée parce qu’ils coupent le pays de ses régions frontalières, frappe Suzanne Renaud en plein cœur. Ella a honte de la France qui est un des signataires du traité. Au cours de cet automne tragique Suzanne se rend compte des valeurs qui sont menacées et sent dans les profondeurs de son être à quel point elle est liée avec sa seconde patrie :

« Ah qu’une ville antique a de livres secrets
Dont le vent soupirant vient tourner les feuillets
Sous d’invisibles mains pieuses et sagaces !
Ah, qu’une ville antique a de tombeaux secrets
Pour y coucher l’orgueil en sa lourde cuirasse
Et l’amour né trop tard sous d’anciens bouquets ! »


Les événements sinistres se succèdent. Suzanne se sent paralysée par l’horreur. Elle a 48 ans, elle se trouve dans un pays étranger, sa vie est ébranlée par l’histoire mais aussi par ses angoisses, ses sombres pressentiments, elle ne peut même pas pleurer. Dans ces circonstances elle crée très lentement et douloureusement ce poème :

« Corbeaux dont les vols inquiets
Hantent l’hiver comme une grève
Où nous voyons flotter nos rêves
A leurs Gibets ! Quand sur les champs et sur les routes
Et sur nos intimes déroutes
Vous faites claquer dans le soir
Vos drapeaux noirs… »

Quand l’Allemagne envahit en mars 1939 ce qui est resté de la Tchécoslovaquie, les biens de la famille sont confisqués. Suzanne qui n’aime pas les hivers de Bohême, ne peut plus quitter le Protectorat de Bohême- Moravie. Elle ne sait pas qu’elle passera encore dans ce pays 24 hivers souvent très durs. La famille est réduite à la misère, elle n’a pas assez de bois pour lutter contre le froid et la maison de Petrkov est glaciale. La misère oblige Suzanne à s’occuper de toute la maison, du bétail, à rapiécer des vêtements pour ses enfants et son mari. Elle trouve quand même le temps pour écrire de la poésie et elle traduit aussi la poésie populaire tchèque en français.

La fin de la guerre n’apporte qu’un court espoir. Le régime communiste qui s’impose en 1948, ne tardera pas à confisquer les biens de la famille pour la deuxième fois. La misère et l’isolement ne sont pas moins cruels. Suzanne cherche à cacher cette situation à ses amis en France, elle espère une amélioration qui ne vient que très lentement. Les sources de sa poésie se tarissent à jamais « Si je recommençais ma vie, dit-elle, je n’écrirais pas de poésie, je travaillerais ma voix et je chanterais. »

On reçoit très peu de visites dans la ferme de Petrkov, on s’habitue à cette vie humble et pauvre et au dépouillement presque biblique qui donne un caractère inimitable et une pureté cristalline aux gravures et aux poèmes de Bohuslav Reynek. On vit parmi les animaux domestiques, on suit le rythme des saisons. Lorsque la situation politique commence à s’améliorer progressivement les forces de Suzanne Renaud sont déjà épuisées. Elle meurt en 1964 à l’âge de 75 ans.

Son oeuvre poétique est parvenue à maturité pendant la Deuxième guerre mondiale où elle se trouvait totalement isolée de sa patrie. Ce n’est que dans les années 1970 et 1980 que les milieux culturels grenoblois redécouvriront la poétesse issue de leur région. Ils rassembleront les informations sur sa vie, publieront ses vers en français, et lors du centenaire de sa naissance, inaugureront une plaque commémorative sur la maison de Grenoble où Suzanne a habité pendant un temps avec son mari.