La patrie rêvée de Marina Tsvétaeva

Marina Tsvétaeva

Dans la biographie de la poétesse russe, Marina Tsvétaeva, cette incessante suite d'espoirs et de déceptions, il y a un chapitre qui était sans doute bien difficile pour elle, mais qui n'en reste pas moins marqué par la grâce, la douceur et la beauté. Entre août 1922 et octobre 1925, Marina Tsvétaeva a vécu à Prague. C'est à Prague, capitale de la toute jeune République tchécoslovaque, que Marina a fait la connaissance d'Anna Teskova, qui devait devenir sa grande amie. 135 lettres que Marina a adressées à son amie pragoise ont été, réunies dans un livre, traduites du russe en français et publiées en France aux éditions Clémence Hiver. Voici la reprise d’une émission que nous avons consacrée à ce livre en 2008.

« Pour moi les mots sont trop petits et la démesure de mes mots n'est que le pâle reflet de la démesure de mes sentiments, » a dit Marina Tsvétaeva pour caractériser sa nature passionnée. Née à Moscou en 1892 dans la famille d'Ivan Tsvétaev, historien d'art et fondateur du Musée des Beaux-arts de Moscou, Marina s'imprègne dès le début de l'art et de la beauté. Sa mère Maria, issue de la noblesse polonaise, est une musicienne passionnée. Marina se souviendra de deux leitmotive ce son enfance : musique et musée. Adolescente, elle voyage beaucoup, étudie dans plusieurs pays européens et choque son père par ses excentricités. Bientôt, elle commence à écrire, et la poésie devient l'essence même de sa vie.

En 1911, elle rencontre Sergueï Efron, étudiant de 17 ans, et c'est le coup de foudre. Marina décide de ne jamais se séparer de lui et de l'épouser malgré l'opposition familiale. C'est le début d'une existence nomade pleine de difficultés et de misère. La Première Guerre mondiale et la Révolution d'octobre ébranlent la vie de Marina, devenue entre temps mère de deux filles. Son mari Sergueï qui combat dans l'Armée blanche, est obligé de s'expatrier. Marina le rejoint, après d'innombrables péripéties en 1922 avec sa fille Ariadna, l'autre fille Irina ayant été victime de la malnutrition. Entre 1922 et 1925, la famille vit à Prague et reçoit des subsides du gouvernement tchèque. C'est à Prague que naît le troisième enfant de Marina, le fils Guéorgui. La vie que la famille mène en Tchécoslovaquie est extrêmement modeste, mais ne manque pas d'une certaine beauté. Marina poursuit son oeuvre poétique, noue une forte amitié avec Anna Teskova, une grande russophile et traductrice de littérature russe. C'est à elle qu'elle se confiera dans ses lettres pendant quinze ans.

Entre 1925 et 1939, Marina Tsvétaeva vit en France. Ce grand chapitre de sa vie lui apporte des espoirs, de nouvelles passions et aussi beaucoup de déceptions. Elle poursuit son oeuvre, mais n'arrive pas à s'imposer vraiment dans le monde littéraire. Malgré sa nature passionnée, elle tiendra sa promesse du début, n'abandonnera pas son mari et le suivra même lorsqu'il rentrera, en 1939, en Union soviétique. Mais les sources de l'énergie vitale de Marina sont épuisées, et elle n'est plus capable de supporter de nouveaux coups du sort. Lorsque Sergueï et sa fille Ariadna sont arrêtés, et lorsqu'elle est évacuée en Tartarie, après l'invasion allemande de 1941, elle met fin à ses jours.


En 1925, Marina écrit à son amie Anna Teskova : « J'aimerais beaucoup flâner avec vous dans Prague ; parce qu'au fond Prague aussi est de ces villes où seule l'âme compte. Prague est la ville que j'aime le plus après Moscou, et pas à cause de la « parenté slave», mais de ma propre parenté avec elle : son caractère mélangé et sa multiplicité d'âmes. Je pense que, de Paris, j'écrirais sur Prague - non par reconnaissance, mais par goût. De loin je vois mieux tout. »

Et Marina demande à son amie de l'aider en lui fournissant des données réelles, afin que tout cela ne sombre dans l'oubli. Elle évoque aussi un autre souvenir de Prague, auquel elle attribue une importance symbolique :

« J'aimerais beaucoup connaître l'origine : l'époque approximative et la symbolique - de ce Chevalier pragois sur - ou plutôt - sous le pont Charles - ce garçon en sentinelle sur le fleuve. Il est pour moi le symbole de la fidélité à soi-même ! pas aux autres). Et j'aimerais tellement en avoir une image - (où en trouver ? il n'y en a nulle part !) - une gravure, en souvenir.

Racontez-moi tout ce que vous savez sur lui. Ce n'est pas une femme, on peut lui demander son âge. Ah ! quel merveilleux récit on pourrait écrire - avec Prague pour décor. Sans intrigue et sans corps : un roman des âmes. »

Le chevalier Bruncvik
La statue du pont Charles qui intriguait Marina, se trouve sur un des piliers du pont du côté du quartier de Mala Strana. Erigée vers la fin du XVe siècle, elle a été détruite par les canons, en 1638, au cours de la Guerre de Trente ans, puis érigée de nouveau en 1884 par Ludwig Simek. La statue représente un chevalier en armure avec un glaive et un bouclier. Sa silhouette élancée se dresse comme dans un profond recueillement au-dessus de la rivière. On le surnomme parfois « Le Roland de Prague », mais la légende veut que ce soit le chevalier Bruncvik. D'après une vieille légende tchèque Bruncvik a sauvé la vie à un lion et l'animal reconnaissant est devenu son allié. C'est, paraît-il, le même lion qui est représenté sur les armoiries de la Bohême. Marina évoque le chevalier du pont Charles à maintes reprises dans ses lettres. Fascinée par cette statue, elle compose en 1923, le poème « Le Chevalier de Prague » inclus dans son livre « Après la Russie ».


Dans les moments de solitude, de doutes et de désespoir, le chapitre tchèque restera pour Marina une période claire et bénie de sa vie. Elle ne cesse de suivre de loin la Tchécoslovaquie. Dans ses lettres, elle se souvient toujours de nouveaux détails de Prague, elle suit avec angoisse et indignation le démantèlement de l'Etat tchécoslovaque, après le traité de Munich en 1938. Et tout cela se reflète aussi dans sa poésie de ce temps-là, pleine de colère et d'accusations :

« Vaste plaie. Quel répit :

Enterrez vif - le Tchèque.

Les peuples ont en leur sein

Une plaie : un des nôtres est tombé ! »

Dans les années sombres précédant la Deuxième Guerre mondiale, Marina idéalise les années passée à Prague. Il lui semble que la Tchécoslovaquie est sa véritable patrie. Elle en parle souvent dans ses lettres à Anna Teskova comme dans celle qu'elle lui adresse de Paris, en 1938 :

« Tout me ramène - à la Tchécoslovaquie. Je n'ai jamais, au grand jamais, pas une fois, regretté de n'avoir pas vingt ans. Eh bien ! pour la première fois - du haut de tous mes non-vingt ans - je dis : j'aimerais être tchèque et avoir vingt ans : pour, plus longtemps - me battre. Votre pays rassemble tout ce qu'il me faut rassembler - et aimer - séparément. »