La maison d’édition Albatros : au royaume du livre pour enfants

A la fin des années 1940, les efforts pour protéger les enfants contre la mauvaise littérature ont abouti en Tchécoslovaquie à la création d’une maison d’édition spéciale. Cette institution appelée « Maison d’édition d’Etat du livre pour enfants » a finalement centralisé toute la production livresque destinée aux petits et jeunes lecteurs et a joué un rôle important dans l’éducation de plusieurs générations de Tchèques. Cette année, la maison qui avait entre-temps changé de nom pour s’appeler Albatros, a fêté son 60e anniversaire.

C’est une croisade contre les mauvais livres et le kitch littéraire motivée d’une part par l’effort sincère de donner aux enfants de la bonne littérature mais qui, d’autre part, ne manque pas de raisons politiques. Après le coup de Prague et la prise du pouvoir par les communistes en 1948, le climat intellectuel en Tchécoslovaquie change. Stanislav Neumann, jeune rédacteur en chef de la nouvelle maison d’édition de livres pour enfants fondée le 5 avril 1949, déclare ouvertement : « Nous faisons un travail beau et responsable : nous aidons à former les gens qui vivront dans le communisme. » La mauvaise littérature à laquelle on reproche son caractère bourgeois est donc évincée par les livres engagés, par une production souvent grise et rébarbative dont les qualités laissent à désirer et qui finissent souvent par décourager les jeunes lecteurs.

Mais dès 1952, lorsque le poste de rédacteur en chef est confié à l’écrivain Karel Nový, la production de la maison change radicalement. Karel Nový invite à la collaboration des écrivains et illustrateurs de qualité qui sont bien contents de pouvoir travailler dans ce refuge à une époque où la littérature pour adulte est étroitement surveillée par les idéologues et les censeurs du régime.

Evidemment, la Maison d’édition d’Etat du livre pour enfants est obligée, elle aussi, de publier de la littérature engagée, mais les rédacteurs réussiront à ajouter à cette production de nombreux livres intéressants et captivants qui seront lus et adorés par les enfants de cette période-là. Avec la libéralisation politique dans les années soixante, la maison s’ouvre aussi à la littérature occidentale et fait connaître aux jeunes Tchèques les meilleurs livres pour enfants parus à l’Ouest. Le directeur actuel d’Albatros, Ondřej Müller, évoque cette période:

«Certainement cette maison cultivait les livres d’aventures et les genres qu’on pourrait presque qualifier de ‘mineurs’ et que j’aime toujours. C’étaient des récits d’aventures, des livres illustrés par Zdeněk Burian, des livres de Karl May qui pouvaient y être publiés. Puis il y a avait par exemple Karavana, la série de publications brochées sous forme de cahiers donnant l’impression de présenter un choix de livres de très basse catégorie mais qui était très intéressante. Déjà à l’époque on y publiait des genres que j’adorais lire comme la science-fiction et l’heroic fantasy, des récits d’aventures, des récits de pirates.»

Parmi les best-sellers publiés et republiés en plusieurs éditions, il y a entre autres une longue série de romans de Jules Verne présentés avec les illustrations originales des meilleurs graveurs français du XIXe siècle. La série de petites encyclopédies illustrées pour les jeunes Oko (Œil) publiée depuis 1961 connaît, elle aussi, un grand succès. Et Ondřej Müller de rappeler qu’en cette période la maison modernise également son image:

«En 1969, la maison d’édition a été rebaptisée Albatros. Avant ce n’était que le nom d’une série d’ouvrages que la maison publiait. Nous ne savons pas pourquoi ce nom a été finalement donné à toute la maison. C’est un mystère. Nous avons même lancé un concours pour découvrir l’origine de ce nom.

Mais quand vous prenez un livre et vous l’ouvrez, il vous rappelle d’une certaine façon un oiseau volant. L’albatros est un oiseau qui vit en l’air et quand on lit les livres d’Albatros, on vole comme cet oiseau.»


Même pendant l’occupation soviétique dans les années 70 et 80, à l’époque de la normalisation marquée par le retour d’une censure rigoureuse, la production d’Albatros ne perd pas son intérêt pour les jeunes lecteurs bien que la maison, comme d’autres institutions culturelles, fasse l’objet d’une purge politique. Evidemment les auteurs proscrits par le régime sont bannis de son catalogue, mais certains d’entre eux réussissent à se faire publier sous de faux noms. L’intérêt des lecteurs ne faiblit pas et le tirage de certains livres en témoigne. Ondřej Müller le démontre avec le succès d’un roman d’aventures pour les jeunes que son auteur Eduard Štorch a situé dans la préhistoire:

Photo : Jana Sustova
«Aujourd’hui, cela peut sembler incroyable. Une seule édition du livre ‘La colonie des corbeaux’ d’Eduard Štorch a atteint un tirage de 250 000 exemplaires. C’est un record inégalé. Seul ‘Harry Potter’ s’en est rapproché récemment avec 240 000 exemplaires.»

La chute du régime communiste en 1989 met fin à la position privilégiée de la maison Albatros. Le marché est envahi par une production médiocre, souvent d’origine étrangère, et la maison cherche difficilement sa place dans le monde médiatisé où les jeunes lecteurs sont livrés tous les jours aux tentations de la télévision, de la vidéo et d’Internet.

Photo: Archives de Radio Prague
Cependant, après le premier choc et une période d’insécurité, la situation de la maison Albatros commence à se stabiliser. Et c’est le moment où arrive le nouveau directeur Ondřej Müller:

Ondřej Müller
«Je suis arrivé à Albatros en 1998 et c’était un moment très heureux. A cette époque tous les lecteurs qui après la chute du communisme en 1989, se sont rués sur les bandes dessinées, la production de Walt Disney et toute cette littérature qui n’avait pas été disponible ici et avait été interdite de publication, mais aussi sur les grands livres richement illustrés, étaient déjà rassasiés d’une certaine façon. Ils demandaient donc pourquoi on ne continuait pas à publier les séries KOD (Livres de courage et d’aventures) et Karavana et disaient: ‘Revenons à cette production ‘classique’ tchèque.»

A la fin de la première décennie du XXIe siècle, Albatros reste toujours la plus grande maison d’édition tchèque de livres pour enfants. Elle est évidemment obligée de marcher avec son temps. Elle publie une partie de sa production sous forme électronique, elle créée une série spéciale pour les parents de ses petits lecteurs. Depuis 1998, elle publie en exclusivité la série des Harry Potter de Joan K. Rowling. Elle refuse cependant de renoncer aux ambitions qui ont été les siennes pendant toute son existence et cherche toujours à publier une littérature de qualité pour les petits et jeunes lecteurs. Son bilan, 9 000 titres publiés en 350 millions d’exemplaires, force le respect et l’engage à continuer sur cette voie.