La bande dessinée fait son entrée à l’Université

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Pendant longtemps la bande dessinée a été considérée comme une enfant illégitime de la littérature et du dessin. Cette bâtarde ne pouvait pas prétendre au rang de ses illustres parents, n’était pas admise dans le monde de l’Art et n’était tolérée que comme un phénomène marginal réservé aux enfants. Il lui a fallu traverser une longue période d’émancipation avant de devenir ce qu’elle est aujourd’hui. Sa popularité ne cesse de croître, elle est devenue une source d’inspiration pour le cinéma et la télévision, on lui réserve des rayons spéciaux dans les librairies et elle devient même l’objet d’études universitaires. Le 26 avril dernier a été organisé dans la ville d’Olomouc un colloque intitulé « La Bande dessinée tchèque et la culture visuelle des années 1960 - 1980».

Une vingtaine de chercheurs ont présenté leurs interventions dans le cadre de ce colloque organisé par le Centre des études de la bande dessinée de l’Académie des sciences tchèque et l’Université d’Olomouc. C’est donc sous l’égide de ces deux institutions vénérables qu’a été évoquée l’étape cruciale de l’évolution de la BD tchèque et slovaque et ses répercussions dans les autres domaines de la culture populaire en Tchécoslovaquie. Le colloque a eu lieu en marge d’une rétrospective du dessinateur Kája Saudek, le roi de la BD tchèque. C’est ainsi que le grand public a appris l’existence du Centre des études de la bande dessinée fondé en 2013 par l’Institut de la littérature tchèque de l’Académie des sciences en coopération avec l’Université Palacký d’Olomouc. Pavel Kořínek est un des chercheurs du centre qui se propose de développer et de cultiver les recherches tchèques sur la BD et de devenir une plateforme d’échanges d’informations, de documentation et de connaissances sur ce phénomène. Il explique pourquoi il faut étudier la bande dessinée :

Pavel Kořínek,  photo: Martin Melichar,  ČRo
« Il y a beaucoup de raisons. Il me semble que c’est un produit culturel intéressant, un ensemble d’œuvres artistiques intéressantes ou culturelles - si nous ne voulons pas la considérer comme un art - un phénomène qui vaut la peine d’être étudié déjà pour connaître notre tradition culturelle et pour découvrir ses origines. Même si nous ne concédions à la BD aucune valeur artistique et n’admettions pas qu’elle puisse être une œuvre d’art fascinante, la BD resterait quand même un moyen unique permettant de nous connaître nous-mêmes et de connaître notre histoire. »

Bien que Pavel Kořínek admette que par son essence-même, la BD est un art populaire et se situe donc aux antipodes de l’art officiel, il remarque que l’art populaire reflète l’actualité beaucoup mieux que le « grand art », souvent élitiste. Ainsi, d’après Pavel Kořínek, en étudiant la BD nous pouvons apprendre par exemple comment a évolué la lecture pour les enfants et quelles ont été les opinions à son propos au cours du XXe siècle. « C’est un thème intéressant, affirme-t-il, parce qu’il nous révèle notre perception de l’enfant. Nous pouvons donc étudier la bande dessinée en tant qu’une œuvre d’art, comme un produit culturel mais aussi comme un témoignage sur son époque ». Pavel Kořínek souligne également que la BD évolue toujours vers une plus grande diversité thématique et que le temps où elle ne savait raconter que des histoires simplettes pour enfants ou des récits d’aventures est déjà révolu :

'Les signaux venant de l’inconnu',  photo: Dům umění města Brno
« La BD offre aujourd’hui une large gamme de genres. C’est une forme qui couvre tout, qu’il s’agisse de l’exploration de l’espace, des profondes confessions personnelles, de la littérature pédagogique et de la vulgarisation scientifique, des biographies de personnalités célèbres, des récits d’aventures captivants, etc. »

Les chercheurs du Centre des études sur la bande dessinée ont déjà publié deux importants ouvrages. Dans la monographie collective intitulée « Les signaux venant de l’inconnu », ils retracent l’évolution de la bande dessinée tchèque entre 1922 et 2012. Les douze chapitres de la monographie évoquent les différents aspects de la BD tchèque, dont entre autres la gamme des sujets traités par les auteurs de BD, les répercussions de la BD sur le cinéma ou dans les arts plastiques. Et la monographie n’oublie pas non plus les auteurs tchèques connus ou un peu oubliés de la BD. Une attention minutieuse est prêtée aux rapports entre la BD et l’idéologie et à l’exploitation de la BD dans la publicité.

En 2012 les chercheurs du Centre ont réuni dans un volume les textes présentés dans le cadre d’un colloque intitulé « Etudes sur la bande dessinée : potentialités et perspectives » organisé dans la ville d’Olomouc en 2011. Les auteurs des textes proposent leur définition de la BD, un aperçu de son évolution et de diverses écoles qui se sont formées au cours de son histoire. Plusieurs chapitres sont consacrés aux différentes méthodes d’analyse scientifique de la BD. Les auteurs constatent aussi que l’arrivée de la numérisation ne restera pas sans conséquences sur la bande dessinée. Pavel Kořínek estime que les nouvelles possibilités technologiques pourraient se répercuter aussi sur la forme de la BD :

'Les signaux venant de l’inconnu',  photo: Artmix / ČT
« A l’époque actuelle nous pouvons observer une assez intéressante transformation technologique de la BD qui se détache peu à peu de sa forme sur papier et s’impose de plus en plus dans le domaine numérique. Le développement des smartphones et des tablettes apporte la première possibilité vraiment fonctionnelle de distribution numérique de la BD et il est donc de plus en plus courant de lire une BD sur une tablette. C’est donc dans ce sens-là que la BD pourra évoluer. On peut se demander bien sûr dans quelle mesure ce transfert technologique se répercutera dans la forme même de la bande dessinée. Il semble cependant que l’avenir de la BD pourrait être dans la distribution numérique. »

Face à la popularité croissante et à l’émancipation de la bande dessinée par rapport aux autres phénomènes culturels on finit par se demander si elle ne peut pas être mieux exploitée par les pédagogues et même si elle ne doit pas être enseignée à l’école. Pavel Kořínek souhaiterait lui-aussi que la BD joue un rôle plus important dans l’enseignement mais il reste réaliste :

« Certainement, la BD pourrait s’intégrer d’une certaine façon dans l’enseignement à l’école et je le trouverais utile. Par contre je ne suis pas assez dogmatique pour prétendre qu’il faut enseigner l’histoire de la BD lorsque nous n’enseignons pas d’une façon systématique l’histoire de l’art plastique, l’histoire du théâtre, etc. La BD est cependant très bien utilisable pour l’enseignement d’autres matières et peut très bien illustrer certains thèmes et susciter la réflexion sur leur portée. Idéalement, il serait bien d’enseigner la BD mais je ne pense pas que le système scolaire soit préparé pour une telle tâche. »

En République tchèque la BD a fait de grands progrès. Comparé aux pays voisins, la Pologne, la Hongrie, la Slovaquie, la BD tchèque peut se vanter de toute une série d’auteurs talentueux dont les œuvres sont appréciées et même publiées à l’étranger. Comparé aux grandes puissances de la BD dont la France ou paraissent annuellement des centaines de nouveaux albums, le rôle de BD tchèque dans la vie culturelle du pays est certes beaucoup plus modeste, mais, selon Pavel Kořínek, elle continue à évoluer et à affermir sa position :

Vlastislav Toman,  František Kobík,  'Příhody Malého Boha'  (Les aventures de Petit dieu),  1973-76
« Il y a certainement une tendance importante que nous pouvons observer au cours des trois dernières décennies dans la BD tchèque mais aussi dans la BD en général. Elle se tourne de plus en plus vers le lecteur adulte. Pendant la majorité du XXe siècle, la BD tchèque a été destinée aux enfants et cela a été décisif pour sa forme et son contenu. Cela a changé. A l’époque actuelle la situation s’inverse. La BD tchèque actuelle est plus souvent destinée aux adultes et la BD pour enfants ne fait que vivoter au cours de ces dernières années. (…) Je ne sais pas quelle sera l’évolution de la BD dans l’avenir mais je crois qu’elle devrait conserver surtout ce qu’elle sait faire le mieux - l’art de raconter des récits captivants. »