Ivan Kraus : « L’Ecrivain public »

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Ecrivain, comédien et marionnettiste ambulant, Ivan Kraus a passé une grande partie de sa vie à voyager. Pendant son existence de nomade il a vécu et travaillé dans beaucoup de pays et aussi en France. Lors de ses fréquents séjours à Paris, il a fait la connaissance d’un personnage intéressant dont il a fait le héros d’un de ses livres. Ce recueil de courts textes intitulé « Veřejný písař -L’Ecrivain public » raconte la vie d’un homme qui, en remplissant des formulaires et en écrivant des suppliques pour les autres, se substitue en quelque sorte à ses clients et finit, bon gré mal gré, par partager leur vie.

Ivan Kraus,  photo: Petra Čechová,  ČRo
Pour Ivan Kraus, écrire est une thérapie. En écrivant, il confie à ses lecteurs ce qu’il aurait dit sur un divan à son psychiatre et se félicite que l’écriture soit une thérapie beaucoup moins chère. Déjà dans sa jeunesse il s’est promis de ne pas écrire pour gagner sa vie et puisque la littérature n’est pas son gagne-pain, il jouit d’une certaine liberté et peut écrire ce qu’il veut. Il aime s’amuser de petites absurdités de la vie et en amuser ses lecteurs. Sa plume légèrement ironique n’épargne ni le monde, ni les gens qui l’entourent, ni lui-même :

« On met dans l’écriture toujours une part de soi-même. L’auteur lui-même ne sait même pas quelle proportion de soi il met dans son œuvre. C’est un patchwork, un puzzle. Je ris toujours quand un critique le dévoile dans mon texte parce que l’auteur n’est pas capable de distinguer ce qui vient de lui et ce qui vient d’ailleurs. Les plumitifs, comme je dis, sont comme des tiroirs dans lesquels les choses se déposent, et puis un jour, ils les utilisent. A part cela, tous les auteurs volent. Je sais que je vole récits, dialogues, sujets, thèmes, ce que j’entends, ce que je perçois. Même ma femme me dit que je vole éhontément ses idées. Je vole ses idées inconsciemment parce que je les fais passer par un filtre de mon for intérieur et je les considère ensuite comme miennes. C’est une anomalie. On peut dire en général que l’écriture est une anomalie. »

Ivan Kraus s’adonne à son « anomalie » depuis 1961 lorsqu’il réussit à publier son premier conte dans un magazine. Né à Prague en mars 1939, quelques mois seulement avant l’éclatement de la Deuxième Guerre mondiale, cet enfant d’un écrivain et journaliste juif, n’a pas une enfance facile. Son père Ota Kraus est déporté successivement dans plusieurs camps concentration et ne survivra que par miracle à l’Holocauste. Le petit Ivan ne le reverra qu’à l’âge de six ans. Pendant les premières années de sa vie, il change souvent de domicile et cela lui laissera le goût de la vie nomade :

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« Moi, j’ai voyagé déjà dans ma jeunesse sans le vouloir. Garçon, j’ai passé quelques temps sous l’occupation allemande chez mon grand-père, j’ai vécu, dans le bourg de Libčice, j’ai vécu à Prague, à Pardubice, chez des parents. C’était la guerre et mes pèlerinages en étaient la conséquence parce je vivais seulement avec ma mère qui devait travailler… Alors tout cela est resté dans mon sang. On ne peut pas dire que c’était un entrainement, mais quand je me suis lancé dans mes pèlerinages postérieurs, c’était déjà en moi. »

Déjà lors de ses études dans un lycée de Prague, Ivan fait partie d’une troupe de théâtre et il devient bientôt un comédien recherché qui se produit dans divers cafés-théâtres et cabarets dans la capitale et en province. Membre du Théâtre noir, un mélange de pantomime, de comédie musicale et d’inventions technologiques, il participe entre 1963 et 1965 à des tournées en France et aux Etats-Unis où il se produit dans un show télévisé de Bing Crosby. En 1967, il se marie avec la comédienne Naděžda Munzarová et c’est avec elle qu’il quitte la Tchécoslovaquie après l’invasion des troupes soviétique en août 1968. « J’ai cru qu’il s’agirait d’un court séjour et je n’ai pu finalement retourner à la maison qu’au bout de 22 ans », constatera-t-il.

La décision d’émigrer n’est pas facile pour Ivan Kraus parce qu’il doit couper les liens avec les membres de sa famille qui restent en Tchécoslovaquie et subissent les représailles du régime communiste. En exil, Ivan Kraus fait d’abord plusieurs métiers, joue dans la troupe de théâtre Velvet, travaille pour la radio et la télévision, et en 1975 il crée avec sa femme l’ensemble de théâtre de marionnettes Blackwits avec lequel il se produit dans des télévisions et des cabarets de nombreux pays. Il vit en Suisse, en Italie, en France, aux Bahamas, en Grande-Bretagne et en Allemagne. Il continue à écrire et ses livres paraissent dans les années 1970 et 1980 aux éditions Konfrontace Zurich. Ce n’est qu’après la Révolution de velours en 1989 et la chute du régime communiste qu’il peut retourner dans son pays et renouer les liens avec sa famille. Ses livres peuvent finalement sortir aussi à Prague.

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C’est à Paris qu’Ivan Kraus rencontre un homme qui lui fournira le sujet d’un de ses ouvrages. Voilà comment il présente le héros de son livre intitulé « L’Ecrivain public » :

« C’est un employé assis dans son bureau quelque part à Paris et qui écrit des suppliques, des plaintes, des curriculums vitae, il remplit des formulaires et des questionnaires. En France, c’est une affaire courante, parce qu’il y a la profession d’écrivain public. Celui qui veut exercer ce métier doit étudier, certains écrivains publics sont même diplômés de la Sorbonne. C’est un métier très ancien. L’écrivain public doit aider non seulement les citoyens français qui paniquent et oublient jusqu’à leur langue maternelle lorsqu’ils sont obligés de s’adresser à des institutions officielles et ne savent pas comment s’y prendre, mais ses services sont utilisés aussi par les pèlerins de tous les coins du monde qui figurent dans mon livre. J’étais l’un d’eux, je suis aussi pèlerin-vagabond, mais je n’ai pas été obligé de m’adresser à un écrivain public parce que j’avais appris à l’école l’allemand et l’anglais et j’étais donc capable de me débrouiller tout seul. »

En quarante-trois petits chapitres, l’auteur nous présente donc toute une série de personnages hauts en couleur que le sort a amené à Paris et qui ne parlent pas bien ou ne parlent pas du tout français et sont donc obligés de profiter des services de l’écrivain public. Chacun de ces personnages a un passé et une histoire. Mais ils ont aussi des ambitions et des rêves et espèrent que l’écrivain public les aidera à les réaliser. Ivan Kraus lui-même en connaît beaucoup et se considère comme l’un d’eux :

« J’ai rencontré beaucoup de personnages de mon livre, des Hongrois, des Polonais, des Iraniens, etc., qui étaient des vagabonds comme moi. Je les appelle pèlerins. »

Parmi ces pèlerins il y a entre autres un illusionniste hongrois qui raconte à l’écrivain public l’histoire de la production la plus importante de sa vie. Sa mère étant Autrichienne, il est obligé de se faire enrôler pendant la guerre dans l’armée allemande. Un jour il se retrouve par un hasard de la guerre tout seul face à plusieurs soldats russes qui pointent les canons de leurs mitraillettes sur lui. Dans cette situation désespérée, il a l’idée de sortir de sa poche un jeu de cartes et de faire devant les soldats ébahis un numéro de prestidigitation. Les soldats commencent à rire et sa vie est sauvée. Un autre personnage du livre est un juif né à Oujhorod en Ukraine qui, enfant, a été interné dans un camp de concentration. Il n’arrête pas de raconter des histoires pleines d’humour noir et nous comprenons que c’est probablement cet humour qui lui a permis de survivre à toutes les épreuves de son existence. L’écrivain public a parmi ses clients aussi un émigré tchèque qui a apporté en exil sa haine profonde contre le communisme et se montre tout-à-fait inconciliable vis-à-vis d’autres émigrés tchèques au passé communiste ce qui aboutit à plusieurs situations aussi scandaleuses qu’absurdes.

Et un des meilleurs moments du livre est le chapitre où un jeune Hongrois persuade l’écrivain public d’aller avec lui à un rendez avec une jeune Française pour traduire sa déclaration d’amour. D’abord réticent, l’écrivain se laisse finalement convaincre, finit par se substituer presque au jeune amoureux, et tel un Cyrano sous le balcon de Roxane, traduit et développe dans un style hautement poétique la pauvre déclaration maladroite du soupirant qui ne sait pas s’exprimer. Séduite par cette explosion d’éloquence, la belle se jette dans les bras du jeune Hongrois.

Ivan Kraus,  photo: Šárka Ševčíková,  ČRo
Ainsi l’écrivain public partage en quelque sorte les vies de ses clients. Ils laissent tous en lui une empreinte mais il n’arrive pas à s’en débarrasser et devient leur mémoire vivante. Ivan Kraus résume sa situation difficile :

« Il ne peut pas noter dans ces formulaires et ces rubriques, tout ce qu’il a entendu, tout ce qu’il a saisi, toutes les photos glissées dans des passeports qu’il a entrevues. Et tout cela se dépose dans sa tête qu’il commence à considérer comme une corbeille à papier. Et cette corbeille s’ouvre tous les soirs et il en sort toutes ces histoires, tous ces récits mais il n’a pas quelqu’un à qui il pourrait les transmettre. J’ai donc écrit tout cela à sa place. C’est tout. »

(Le livre « Veřejný písař – L’Ecrivain public » d’Ivan Kraus est sorti aux éditions Academia.)