Václav Havel, l’étoffe d’un président

Václav Havel

On dit communément qu’il faut 20 ans pour qu’un événement devienne historique... Cette année, la Révolution de Velours entre donc dans la sphère de Clio. Retour aujourd’hui sur le Václav Havel-président, à qui ses détracteurs ont souvent reproché son manque d’expérience en matière politique. C’est oublier ce qui fait la dimension d’un chef d’Etat : cohérence intellectuelle, sens de l’éthique et si tout se passe pour le mieux, dimension culturelle...

L’une des premières décisions du président Václav Havel, au printemps 1990, est de nommer Rudolf Slánský au poste d’ambassadeur à Moscou. La presse tchèque parlera avec ironie d’exemple unique de l’humour tchèque. L’homme présente en effet un double désavantage politique : ancien dissident et signataire de la Charte 77, son choix peut provoquer des grincements de dent dans une Russie encore soviétique. Et puis auprès de la population tchécoslovaque, le nom de Slánský n’évoque pas que la Charte. Le père, homonyme, de Rudolf, ancien secrétaire du Parti communiste, fit lui-même tomber de nombreuses têtes avant de finir exécuté lors des procès de 1952. Václav Havel démontre alors son indépendance d’esprit, transformant un authentique dissident en diplomate.

Aux yeux des commentateurs étrangers en tout cas, Havel est perçu comme un président atypique. Homme d’action et de culture à la fois, son parcours le place dans et en dehors des cadres d’analyse politique traditionnels. Tous ceux qui ont vu le documentaire « Citoyen Havel » se souviennent de cette scène : lors de l’attente des résultats des premières élections présidentielles, Havel se met à réciter un poème et demande aux membres de son équipe de lui rappeler les vers oubliés !

Il faut dire que la composition de l’équipe présidentielle reflète bien le parcours du président, fait de culture et de dissidence. Ainsi Ivan Medek, chef du Département des Affaires Intérieures de 1993 à 1996, était à l’origine critique et théoricien musical. Anna Freimanová, secrétaire du président, était directrice au Théâtre de la Ballustrade (Divadlo na Zábradlí), où Havel lui-même officia dans les années 1960, et éditrice de samizdat comme le périodique « O divadle » (Sur le Théâtre). Plus célèbre, Michael Kocáb deviendra député à l’Assemblée générale et conseiller externe de la présidence dans les années 1990. Il avait été le fondateur du groupe de rock Pražský výběr dans les années 1980, que nous avons entendu en introduction, avant son interdiction par les autorités communistes. En novembre 1989, il fait partie, aux côtés de Havel, du Forum civique, qui négocie auprès du régime communiste.

Václav Havel
« Personne d’entre nous ne touche un salaire comme ces artistes là… par exemple madame Zagorová, ses revenus, depuis les trois dernières années, dépassent 600 000 couronnes annuellement, sans parler des autres qui touchent un million, deux millions… »

Quatre mois avant l’écroulement du régime, Milouš Jakeš, secrétaire du Parti communiste, dénonce ainsi les artistes qui ont signé, en juin, le manifeste « Quelques phrases », écrit par Václav Havel.

Il faut dire, que même après la chute du régime, l’équipe autour de Havel doit assumer son passé d’opposition. Pour Václav Klaus, premier ministre à partir de 1992, ces anciens dissidents font preuve de « condescendance ». Sur la question de la période communiste, Klaus se présente comme le juge indulgent de l’inaction de la population durant le régime. Il fait penser, au mieux, à un De Gaulle réconciliant la nation avec elle-même après la guerre... Son parcours est, à vrai dire, bien différent de celui de Havel, qui rentre dans l’opposition ouverte au régime dès 1967, à l’occasion du Congrès de l’Union des écrivains. Durant les années 1960, Václav Klaus est plus occupé par ses études, qu’il mène à Prague, en Italie et aux Etats-Unis.

Hommes-clés de l’après Velours, Havel et Klaus incarnent deux visions opposées pour la toute nouvelle République tchèque. Certes, tous deux ont écrit, durant les années 1960, dans la revue Tvář, hors-Parti. C’est le seul point commun entre les deux hommes, prénom mis à part ! Dramaturge, intellectuel, Havel incarne une vision humaniste de la politique. Quand il inaugure la réouverture de l’Institut français à Prague, le 9 décembre 1993, en compagnie de François Mitterand, c’est un peu le symbole de deux présidents à forte dimension culturelle, une espèce aujourd’hui en voie de disparition... Formé à l’école ultra-libérale de Milton Friedmann, membre du tout aussi ultra-libéral Institut Cato, Klaus est quant à lui un grand pragmatique en matière économique.

L’image d’un Havel maladroit pour la chose politique est d’ailleurs injuste. C’est oublier que durant les années de dissidence, il fit preuve d’un sens très pragmatique de la stratégie pour lutter contre le régime. Par exemple en prenant soin de ne jamais critiquer ouvertement le Parti mais en s’appuyant sur l’article relatif aux droits de l’Homme, signé à contre-cœur par l’URSS lors de la conférence d’Helsinki en 1975. Un légalisme, qui malgré les arrestations et la mort de Jan Patočka, a réussi à préserver l’existence de la Charte. Tout au plus, le régime communiste a-t-il créé une anti-Charte, qui n’a trompé personne.

Une constante éthique marque le parcours politique de Václav Havel, des discours de 1965-67, où il fustige le double langage, à la réunion du FMI à Prague en 2000, où il évoque la perte des valeurs. Cette continuité fait la cohérence intellectuelle du personnage autant que sa sensibilité humaniste.

On l’a retrouvé récemment dans le discours que l’ex-président a prononcé à Cracovie en juin dernier, lors de la commémoration des vingt ans de Solidarnosc :

« Il me semble qu’il est de notre devoir, devoir des pays qui ont connu un système totalitaire, d’être solidaires avec ceux qui vivent dans les conditions d’un Etat autoritaire ou totalitaire. »

Outre son action durant les années 1960 et 1970, c’est bien cette primauté de la morale sur la politique qui a conféré à Václav Havel son étoffe de président de la République. Auteur de « Václav Havel. La force des sans-pouvoirs », Jean Picq l’exprimait très justement en ces termes : « Cette question de la responsabilité est le fil rouge qui inspire son écriture et établit un lien entre l’auteur dramatique qu’il a été, le dissident courageux qu’il fut et l’homme politique qu’il est devenu. Havel n’est pas devenu dissident et chef d’État par hasard ».