L’occupation nazie de 1939 vue depuis la Radio tchécoslovaque

Wehrmacht in Prag (Foto: Public Domain)

A l’occasion des 80 ans de l’occupation de la Tchécoslovaquie par l’armée hitlérienne, nous vous proposons une émission spéciale consacrée à cet événement, vu de la Radio tchécoslovaque. Comment ont réagi les journalistes ? Ont-ils couvert l’événement ? Y a-t-il eu des actes de résistance ? Quel genre d’émissions ont été diffusées sous l’occupation ? Quelles sont les archives sonores qui existent encore aujourd’hui ? Toutes ces questions, nous les avons posées à Tomáš Dufka, historien de formation et directeur du département de la recherche et de la bibliothèque de la Radio publique.

Des troupes hitlériennes au Château de Prague le 15 mars 1939 | Photo: public domain

Cette année, nous commémorons le 80e anniversaire de l’invasion de la Tchécoslovaquie, événement qui s’est déroulé le 15 mars 1939 et qui représente également le début de l’occupation du pays par les troupes hitlériennes. Nous allons nous intéresser dans cette émission à la Radio tchécoslovaque et à son rôle. Comme on le sait, et pour des raisons évidentes, la Radio était un lieu stratégique. Les soldats de la Wehrmacht arrivent devant le bâtiment central pragois comme plus tard en 1968 l’ont fait les tanks soviétiques, et que se passe-t-il ?

Tomáš Dufka | Photo: Khalil Baalbaki,  ČRo
« On ne sait pas exactement ce qui s’est passé parce que l’année 1939 est différente de 1968. Déjà, la télévision n’existait pas. C’est donc plus difficile pour les historiens. Si on compare à 1968, la situation était beaucoup plus calme, parce que les Tchèques étaient résignés en 1939. Après les accords de Munich, les Tchèques se sont retrouvés à la merci des Allemands et étaient incapables de se défendre. On est un jour après la proclamation de l’indépendance de l’Etat slovaque, les politiciens approuvent cette occupation allemande, même s’ils y ont été contraints. Hitler et Göring menacent le président Hacha de détruire le pays, de bombarder Prague si la population tchèque s’oppose à l’occupation. Très tôt le matin du 15 mars, des nazis tchèques, venus des universités allemandes notamment, occupent le bâtiment de la Radio dans la rue Vinohradská. Les soldats allemands n’arrivent qu’à 9 heures, mais il n’y a pas de combats. »

Comment réagissent les journalistes tchécoslovaques et la direction au moment de l’occupation du bâtiment de la Radio ?

La place Venceslas le 15 mars 1939
« C’était un peu le chaos. On ne sait pas exactement ce que faisait la direction. Déjà pendant la IIe République tchécoslovaque, entre octobre 1938 et mars 1939, la nouvelle direction se comportait avec prudence vis-à-vis des Allemands, donc difficile d’imaginer une résistance de sa part le 15 mars. D’après les souvenirs des gens qui ont vécu cela de près, les soldats étaient installés au rez-de-chaussée, ils mangeaient et pendant ce temps-là des journalistes tchécoslovaques continuaient d’enregistrer des émissions de radio pour l’étranger et détruisaient la correspondance des auditeurs qui exprimaient leur dégoût envers le régime nazi. C’était peut-être le plus grand acte de résistance ce jour-là. Enfin, la démonstration la plus forte et la plus tragique de résistance, c’est le suicide du rédacteur slovaque Pavel Donner qui a sauté depuis le dernier étage du bâtiment de la Radio. »

Comment l’événement, cette occupation, est-il couvert par la Radio ? Des journalistes sont-ils envoyés sur le terrain ?

« Ce qu’on sait, c’est que la Radio a couvert l’événement depuis le petit matin. Dès 4 heures, la Radio diffusait en boucle l’information selon laquelle l’armée allemande occuperait le pays dès 6 heures, et appelait la population à ne pas s’opposer. Ensuite il y a un reportage depuis la place Venceslas, dont on a longtemps pensé qu’il avait été réalisé le 15 mars, mais qui daterait en réalité du 19 mars, le jour du défilé de la Wehrmacht. »

Une corneille noire au-dessus de Prague

Un reportage est en tout cas resté dans les mémoires, celui du journaliste tchèque František Kocourek qui couvrait ce défilé militaire nazi, et qui semble avoir réussi à faire passer ses sentiments de manière déguisée…

František Kocourek,  photo: Archives de ČRo
« Oui, ce défilé de la Wehrmacht était monstrueux, avec l’infanterie, les chars, les canons, le ciel était traversé par les avions de la Luftwaffe. C’était une véritable démonstration de force. František Kocourek a été choisi par les nazis pour couvrir l’événement car c’était un journaliste de talent. Mais, comme vous l’avez dit, le reportage reste dans les annales de la Radio tchèque parce qu’il est emblématique de cette occupation. On peut dire que František Kocourek a joué au brave soldat Chvéïk ! Il décrit le défilé comme s’il ne comprenait rien à la situation, comme un observateur naïf. Il l’a fait de manière très habile, sans critiquer l’état des choses, mais ridiculise la gravité de la situation. Et puis, il y a ce moment où il parle d’une grande corneille noire qui survole le défilé du Musée national jusqu’à Můstek, en bas de la place Venceslas. Evidemment, cette corneille noire n’a jamais existé : c’était une allégorie de l’arrivée de l’armée allemande dans le pays. Le lendemain, le journal Paris Soir a parlé de cette scène du reportage. C’est vraiment un reportage très connu et très important. František Kocourek a malheureusement eu un destin très triste : après, en 1939, il a dû quitter son travail et les Allemands l’ont envoyé à Terezín, puis Auschwitz où il est mort en 1942. »

Le reportage de František Kocourek au journal Paris Soir

La Radio tchécoslovaque change de statut, elle passe sous contrôle allemand et dépend désormais du ministère de la propagande à Berlin, dirigé par Joseph Goebbels. Quels sont les changements majeurs opérés à l’époque dans le fonctionnement de la Radio et dans les émissions ?

Emil Hácha | Photo: ČRo
« Déjà sous la IIe République, la Radio diffusait des émissions qui ne devaient pas fâcher les Allemands. Après le 15 mars, la situation change encore plus. Il y avait des choses qui ne surprennent pas, mais qu’il faut nommer. La première chose c’est qu’il y a eu des purges antisémites : des rédacteurs, commentateurs, journalistes juifs ont dû quitter leur emploi. Le nom de la Radio a aussi changé. Pendant la IIe République, elle s’appelait Česko-slovenský rozhlas (Radio tchéco-slovaque, avec un tiret). Après le 15 mars, la Radio s’est appelée Radiojournal. Ensuite, la censure est arrivée à la Radio. Des gens comme le compositeur Bohuslav Martinů, ou Jaroslav Ježek ont été interdits. Des pièces de théâtre radiophoniques d’auteurs étrangers étaient interdites de diffusion. Bien sûr, tous les commentaires étaient contrôlés. La priorité était donnée aux discours, comme ceux du président Hácha ou, plus tard, du ministre de l’Education collabo, Emanuel Moravec. Et bien sûr, on donnait la priorité à la langue allemande : chaque émission commençait donc avec un commentaire en allemand, suivi du tchèque. Bien sûr, sous le Protectorat de Bohême-Moravie, très régulièrement, on diffusait aussi la liste des gens exécutés. »

Des archives sonores importantes

Parlons des archives sonores conservées aujourd’hui à la Radio. En quoi consiste ce fonds ?

« On peut diviser ces archives en deux types. Il y a d’abord des sons qui sont des émissions de radio du Protectorat, celles de l’Etat slovaque, certaines concernent le soulèvement national slovaque. Et puis nous avons aussi dans nos archives des émissions de l’étranger, de la BBC, de Moscou, des Etats-Unis avec notamment celles des acteurs tchèques Jiří Voskovec et Jan Werich. On a également trois discours du général De Gaulle, dont un qui date de la libération de Paris et l’autre de la fin de la guerre proprement dite. Ce qui est intéressant dans nos archives, c’est également le fonds appelé ‘de butin’. »

Comme le butin de guerre ?

Radio tchécoslovaque pendant la occupation,  photo: Archives de ČRo
« Oui, c’est juste le nom que les archivistes de la radio ont donné à ce fonds. Il s’agit d’émissions de la radio du Reich qui vont de 1929 à 1945. Il paraît que ce sont les Allemands qui ont déposé ici ces disques. On ne sait pas tout ce qu’il y a dedans (l'ensemble du fonds attend d'être numérisé et dépouillé, ndlr), mais c’est un fonds important car il n’y a pas beaucoup d’autres archives en Europe qui possèdent autant de sons de la radio du Reich. »

J’imagine que des personnes, à la Libération, ont pu vouloir se débarrasser de certaines choses, de certains sons. C’est ce qui se passe souvent : au moment d’un changement de régime, certains essayent de faire table rase, surtout quand il s’agit de choses compromettantes…

« C’est très probable que cela se soit produit. Il faut dire aussi qu’à la fin de la guerre, le bâtiment de la Radio a été en grande partie dévasté par les bombardements et les incendies. »

Que nous apprennent les archives de la période qui nous sont parvenues ?

« La réponse est assez simple, mais surtout actuelle. Cela nous montre comment faire de la radio pendant une période d’occupation ou sous un régime non-démocratique. On a peut-être l’impression que les émissions ont continué sans problèmes, que les employés ont continué à travailler, mais il faut toujours garder à l’esprit que la situation a beaucoup changé. La censure était omniprésente après le 15 mars. Les sujets des émissions ont totalement changé. On y parlait beaucoup plus de notre histoire. Quand il s’agissait de sujets culturels, ils n’avaient aucun lien avec la situation quotidienne vécue par les gens. Il faut toujours se demander quelle information on reçoit en écoutant la radio, la télévision ou Internet. Il faut regarder non seulement ce qu’on écrit ou ce qu’on écoute, mais aussi ce qui n’est pas écrit et pas diffusé. »