Les décrets de « rétribution » de 1945-1948 : un instrument de juridiction politique

Photo: Claudia Meyer, stock.XCHNG

Il y a 65 ans de cela, le 19 juin 1945, était édité le décret du président Edvard Beneš entré dans l’histoire comme le « grand décret de rétribution ». C’est le début d’un processus visant à punir les personnes reconnues coupables d’activités hostiles à l’Etat tchécoslovaque durant l’occupation nazie. Le dernier décret du genre dit « petit décret », visant à sanctionner les injures faites à l’honneur national, fut signé par le président tchécoslovaque le 27 octobre 1945.

L’euphorie de la Libération, le goût de la vengeance et des règlements de comptes, se reflètent dans ces décrets considérés comme l’un des chapitres les plus controversés de l’histoire tchèque. Les décrets entraînent en effet la condamnation de près de 20 000 personnes, dont des politiciens tchécoslovaques, et la mort de 713 autres personnes.

Les décrets de rétribution étaient préparés par le gouvernement tchécoslovaque en exil à Londres depuis le milieu de l’année 1943. La punition des crimes nazis et des collaborateurs ou considérés comme tels, était la principale raison d’être de la mesure, observe l’historien Jiří Plachý :

« Ces décrets de rétribution sont une juridiction d’une seule instance, ce qui signifie que les verdicts étaient sans appel. Je ne me souviens pas d’un seul cas de révision du verdict rendu. »

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Selon la nature des actes, trois catégories de juridictions ont été installées : les tribunaux populaires, le Tribunal national pour juger les personnalités de la vie politique et publique, et les comités nationaux. Dans l’encyclopédie de l’histoire tchèque de 1994, on peut lire que l’application des décrets de rétribution était proche à de nombreux égards de la loi martiale. Les jugements étaient sans appel, les peines de morts étaient prononcées à l’issue de procès qui ne duraient que quelques heures. Trois témoignages formels suffisaient pour qu’une personne soit reconnue coupable d’une faute qualifiée de crime capital. L’exécution de la peine capitale a suivi en deux heures après la prononciation du verdict. Le nombre de personnes exécutées dans la période d’après-guerre a atteint un chiffre sans précédent dans toute l’histoire du pays.

Les actualités projetées dans les salles de cinéma diffusaient un spot de campagne dans lequel il était question de punir des auteurs du crime nazi le plus atroce qui ait été commis, le massacre de Lidice.

Kurt Daluege
En 1945, le Tribunal national condamne Karl Hermann Frank, secrétaire d’Etat du Protectorat de Bohême-Moravie et chef de la police, à être pendu en public à Prague, le 22 mai 1946. C’est lui qui avait procédé à l’arrestation du premier ministre tchécoslovaque Alois Eliáš et qui, après l’attentat contre Heydrich, avait organisé avec le nouveau Reichsprotektor Kurt Daluege, les représailles et le massacre des villages de Lidice et Ležáky. Kurg Daluege est lui-aussi déféré devant le tribunal et condamné à mort.

Rudolf Beran
Les décrets de rétribution touchent également des politiciens tchécoslovaques. C’est le cas du président sous le Protectorat de Bohême-Moravie, Emil Hácha mais qui meurt à l’hôpital de prison en juin 1945. Le Tribunal national de Bratislava envoie à la mort le président de l’Etat slovaque Jozef Tiso. Le premier ministre d’avant-guerre, Rudolf Beran, qui aidait à organiser la résistance pendant la guerre, risque également la peine capitale. Le verdict est finalement atténué à 20 ans de prison ferme.

Outre la condamnation de vrais coupables, les décrets de rétribution ont permis de régler des comptes avec des opposants politiques. Comme l’indique l’encyclopédie de l’histoire tchèque, le leader communiste Klement Gottwald a dit à propos des décrets qu’ils étaient « une arme très puissante avec laquelle on pouvait couper les racines de la bourgeoisie jusqu’à ce qu’il n’en reste que des tronçons. »

L’application des décrets controversés a été plusieurs fois prolongée de sorte qu’ils sont restés en vigueur jusqu’à la fin de 1948. Entre 1945 et 1947, ils ont entraîné la mort de 713 personnes, 740 condamnations à perpétuité et près de 20 000 condamnations à des peines privatives de liberté. Après le coup d’Etat communiste, l’application des décrets a été une nouvelle fois prolongée par une loi datée de mars 1948. Une prolongation qui a permis, avec le soutien des comités d’action du Front national, de punir des opposants au nouveau régime au pouvoir.

A quelques rares exceptions près, les dossiers des personnes touchées par les décrets de rétribution en vigueur entre 1945 et 1948 n’ont jamais été rouverts depuis. Parmi ces exceptions, c’est le dossier de Jan Antonín Baťa, l’un des plus grands industriels tchèques, condamné en 1947 par contumace à quinze ans de prison et à la confiscation de ses biens pour ne pas avoir déclaré publiquement son soutien à la résistance contre les nazis. En 2007, la justice tchèque a définitivement blanchi l’homme d’affaires Jan Antonín Baťa, soit 42 ans après sa mort au Brésil où il avait fuit pendant la guerre et dirigé l’empire de la chaussure Baťa fondée au début du XXe siècle à Zlín par son demi-frère, Tomáš Baťa.