Le Fils de Saul : de la nécessité de faire ce film

'Le Fils de Saul', photo: Laokoon Filmgroup

Suite et fin de l’entretien que Clara Royer a récemment accordé à Radio Prague. La directrice du CEFRES, le centre de recherche en sciences humaines basé dans la capitale tchèque, s’exprime en tant que coscénariste de l’un des films les plus marquants de l’année 2015, Le Fils de Saul, du cinéaste hongrois László Nemes, une œuvre qui renouvelle radicalement le regard cinématographique sur la Shoah et qui s’est tout de même adjugé le Grand prix au festival de Cannes ainsi que l’Oscar du meilleur film en langue étrangère.

'Le Fils de Saul',  photo: Laokoon Filmgroup
Vous êtes aussi écrivaine, vous avez publié un roman en 2011 qui s’appelle Csillag. L’écriture doit être très différente quand on écrit un scénario et quand on écrit un roman. Avez-vous rencontré des problèmes en écrivant peut-être de façon trop romancée sur un sujet aussi délicat ?

« Radicalement différente ! L’écriture du scénario a été une grande leçon pour moi, enfin l’apprentissage de l’écriture du scénario, parce qu’on demande un dépouillement encore plus absolu que dans l’écriture romanesque. Personnellement, mon écriture romanesque tend à une forme d’épuration. Je n’aime pas les adjectifs en trop, ce genre de choses. Je me bats constamment contre le flot. Il y a quinze ans, j’écrivais des milliers de pages, maintenant si j’arrive à écrire une centaine de bonnes pages… Cela prend plus de temps d’écrire une centaine de bonnes pages qu’un millier de pages finalement. Le scénario poussait cela et c’est vrai qu’entre les versions du scénario, il y a eu encore un dépouillement de certains éléments romanesques.

Par exemple, László Nemes cite souvent ce point-là, la première version incluait ce qu’on appelle des « backstories » plus développées pour les personnages secondaires et on s’est rendu compte que cela ne collait pas. Cela ne collait pas, non seulement parce que le film en pâtissait mais cela ne collait pas sur le plan presque éthique parce que pour ces hommes qui travaillaient dans des Sonderkommandos, le passé n’existait plus. Donc c’eût été un mensonge romanesque. On s’est donc débarrassés de certaines anecdotes, de certains échanges dans le dialogue. Le film comporte peu de dialogues parce que tous ces éléments de dialogue sont perçus comme extrêmement nécessaires. Le superflu, on s’en est débarrassé. Parce que ces hommes-là n’avaient pas le luxe du superflu. »

László Nemes,  photo: Laokoon Filmgroup
Vous êtes une nouvelle génération, une équipe dont c’est le premier film, que ce soit à la réalisation, au scénario ou pour certains techniciens. Comment aborde-t-on un tel sujet quand on est une équipe dont c’est le premier film ?

« Pour nous, c’était de l’ordre de la nécessité. Ce film-là était un risque mais c’est peut-être pour cela aussi qu’on y est allé. Le film sur lequel on travaillait auparavant avec László, ce n’était pas un risque, ce n’était pas viscéral. Du moment où on a commencé à travailler sur ce film, pour moi il était évident que, là on allait signer quelque chose. Là, un réalisateur allait naître. Le sujet nous consumait depuis très longtemps par ailleurs. Nous sommes convaincus, que ce soit László, le monteur ou moi-même, nous sommes plusieurs à penser que le cinéma peut changer les choses. Et nous pensons que travailler un film qui n’aborde pas les choses de façon frontale, mais qui donne une expérience humaine de ce qu’il a pu se passer il y a soixante-dix ans… alors que des gens pensent que cela fait déjà longtemps... Nous, nous ne pensons pas que cela fait longtemps, nous pensons que c’est toujours présent, que cela ne passe pas. Il y a quelque chose de l’ordre de l’engagement dans ce film. Cela n’a pas été fait par pur caprice. C’était un engagement profond je pense, pour nous tous. »

Comment avez-vous voulu inscrire ce film dans cette histoire du cinéma qui traite de la Shoah ?

'Shoah',  photo: Les Films Aleph Why Not Productions
« Je pense que quand on a fait ce film, on n’a pas nécessairement échangé beaucoup de choses sur toute la production filmique précédente. Il y a des films qui ont beaucoup compté pour nous, que ce soit comme repoussoir ou comme modèle. Shoah de Claude Lanzmann a été un film, un très grand film, qui nous a beaucoup inspiré. Après il y avait des choses qu’on ne voulait pas faire. Il n’était pas question de parler d’une histoire d’héroïsme ou de survie. Nous voulions rester avec les mourants, c’est-à-dire la majorité des cas de ce qui s’est passé dans les années 1940. Et puis nous voulions remettre au centre du cadre un point de vue personnel, la Shoah étant devenue une abstraction. A l’école, on apprenait six millions. Moi je n’ai jamais compris ce que c’était six millions. Je ne peux pas additionner des individus jusqu’à six millions, mais en revanche redonner un visage à ce qui s’est passé, ça le cinéma pouvait le faire. C’est ce que László et son équipe ont essayé de faire. »

Est-ce que les réceptions du film ont été différentes selon les aires géographiques ? En Europe centrale, c’est un sujet qui est encore un enjeu mémoriel important. Est-ce que le regard sur le film en République, en Hongrie, en Pologne a été différent de celui des publics en Europe occidentale ?

« C’est une bonne question mais je ne suis pas sûre d’être capable d’y répondre. D’abord parce qu’il y a des pays en Europe où le film n’est pas encore sorti, ou il vient tout juste de sortir. En République tchèque il est sorti fin février je crois. C’est une bonne question mais pour moi la division est-ouest est un peu dangereuse. Après si on suit l’historien Timothy Snyder, on est au cœur de là où cela s’est passé, l’Europe centrale. Je suis tout à fait d’accord, c’est vrai. Mais pour moi ce qui s’est passé dans les années quarante était une coproduction européenne.

'Le Fils de Saul',  photo: Sony Pictures Classics
En Hongrie plus de 180 000 spectateurs sont allés voir le film à ce jour, c’est énorme. Cela veut dire qu’il y a un débat qui s’engage dans la société là-bas. C’est une chose dont il faut se féliciter, c’est une très bonne chose. Après je pense vraiment que ce film s’adresse à chaque personne comme individu. Ce qui est important, c’est le fait que le film reste. Il prend aux sens et il fait réfléchir ensuite. Il ne fait pas pleurer et je pense que c’est ça l’un des enjeux de ce film. Ce n’est pas un film mouchoir. Etre pris à la gorge par ce film et ensuite le laisser nous interroger et peut-être grâce à lui se parler entre nous, c’est ça qui est le plus important, plus que la réception critique, aussi bonne soit-elle. C’est de réengager un dialogue là-dessus, peut-être même plutôt dans le privé que dans le public. »

C’était donc un des projets du film d’estomaquer dans un premier temps le spectateur pour qu’il aille réfléchir ensuite ? Comment avez-vous formulé ce projet ?

« Nous, nous voulions que le film hante le spectateur. Je ne sais pas si on voulait estomaquer, même si le verbe est bien trouvé. Nous ne voulions pas faire pleurer. Nous ne voulions pas non plus réconforter le spectateur en lui proposant une histoire classique de héros et de survivant. Nous ne voulions pas le dorloter. Nous voulions lui rappeler ce qui s’est vraiment passé. »

Comment on s’attaque ensuite à un deuxième film ? Il me semble que vous aviez des projets de second long-métrage…

« Oui, oui. Là où on a de la chance, c’est que László étant un hyperactif, on travaille en fait sur le deuxième projet depuis bien avant Cannes. Ce projet évolue. On travaille sur le scénario actuellement avec László Nemes et avec le monteur qui est devenu notre coscénariste pour le prochain, Matthieu Taponier. Il faut oublier tout cela. Il faut oublier les Oscars et Cannes et se concentrer sur le prochain. Je crois en mon ami et en mon équipe, donc vous ne m’entendrez pas dire autre chose, mais je pense qu’il y a une magnifique page de cinéma qui peut être écrite par László Nemes et j’espère que je continuerai à l’écrire avec lui. »