La pensée politique tchèque face à la montée des extrémismes

Consommation de masse, globalisation, l'évolution actuelle du monde rappelle que l'ère des masses est en constant développement. Mais cette ère des masses a commencé dès le XIXe siècle en Europe, aboutissant, au siècle suivant, à la montée des totalitarismes. Face aux extrémismes, la pensée politique tchèque a gardé tout son sang-froid. Comment expliquer cette modération dans un contexte européen de plus en plus apocalyptique ?

Au XIXe siècle, la création du célèbre mouvement des Sokols symbolise, dans ses manifestations, le principe de la modération politique. A la différence de l'athlétisme moderne, le but du Sokol n'est pas l'exploit individuel mais la réalisation de l'unité sociale par la réalisation de mouvements collectifs par les sportifs. Loin du totalitarisme, il promeut une société égalitaire et solidaire, qu'il met en pratique dans son fonctionnement : apprentis ou intellectuels, hommes ou femmes, tous se mélangent au sein des différentes sections. Le ton est à une forme de socialisme républicain.

La génération des politiciens tchèques de la fin du XIXe siècle est fortement influencée par l'exemple de la IIIe République française. Ainsi, le 8 décembre 1870, les députés tchèques à la Diète de Prague rédigent une déclaration contre l'annexion de l'Alsace-Lorraine, consécutive à la défaite de la France contre l'Allemagne. Ils y évoquent la patrie des libertés et des principes d'humanité. Et le texte finit par une identification, typique des raccourcis de l'époque, avec les traditions tchèques.

Le monde intellectuel et artistique tchèque de l'époque n'en est pas moins marqué par un nationalisme tchèque exclusif. Si celui-ci peut choquer aujourd'hui, il faut noter qu'il s'inscrit dans un contexte d'intensification du nationalisme allemand en Bohême. En 1866, l'écrivain Jan Neruda s'indigne que le livret d'un oratorio de Liszt soit traduit en tchèque et en allemand. Le compositeur Bedrich Smetana formule la même orientation en déclarant de manière laconique : «Etant tchèque, j'organise des concerts tchèques». On pourrait encore mentionner l'accueil plus que réservé que le public offrit à un tableau de Karel Barvitius, qui représentait la société allemande de l'île de Zofin, au lieu d'évoquer la bonne société tchèque du Théâtre National.

Mais la génération qui succède à ces premiers Eveilleurs ne pratique plus ce nationalisme de combat. La situation économique et culturelle des Tchèques à Prague et en Bohême est devenue prépondérante. L'indépendance politique devra se faire en parallèle à une ouverture vers l'Europe. Masaryk est emblématique de cette génération.

De 1860 jusqu'à l'indépendance, le nationalisme suit finalement en Bohême une courbe inverse à celui de l'Allemagne et de la France, où, là, il croit de manière dramatique jusqu'au 1er conflit mondial. D'ailleurs, il faut souligner la différence de nature avec ces nationalismes qui prennent une nouvelle vigueur à l'ouest.

Le terme de nationalisme n'a pas partout la même signification. Au XIXe siècle se développent, en France et en Allemagne, un ensemble de théories pseudo-scientifiques sur la supériorité de leur civilisation. Les premières théories racistes, avec par exemple Gobineau en France, donnent aujourd'hui une connotation péjorative du terme de nationalisme.

Le nationalisme tchèque, lui, se définit à la fois contre la domination allemande et pour la nation tchèque. La langue est l'un de ses piliers mais les notions de supériorité raciale sont totalement absentes. Masaryk se méfie d'ailleurs de tout nationalisme étriqué et ses interventions portent la marque d'une volonté de démystification, tout le contraire d'un nationalisme irrationnel et agressif.

Masaryk se tourne en fait vers la religion, passant du catholicisme au protestantisme. Pour lui, le marxisme comme le radicalisme de 1848 sont étrangers aux traditions tchèques. Loin du conservatisme religieux et politique de l'Action française par exemple, Masaryk croit à la primauté de l'éthique dans la politique. «Tabor est notre programme», lancera-t-il de manière étonnante en 1910. Derrière la mystique, il faut peut-être voir là une référence à la pratique égalitaire des communautés taborites.

Après le carnage du premier conflit mondial, les nouvelles idéologies européennes des années 20 et 30 mettent en avant la volonté, la puissance et la violence comme seules valeurs de l'humanité occidentale. Elles s'inspirent du concept, très en vogue en Europe, de darwinisme social. Partisans de la théorie évolutive de Darwin, ses tenants la déforment pour établir un parallèle entre le monde animal et celui de l'homme. La loi du plus fort règne partout. Le nazisme et le fascisme ne feront que concrétiser politiquement cette vision biologique de la société.

La crise mondiale consécutive au krach de Wall Street en 1929 touche durement la Tchécoslovaquie, comme le reste des pays d'Europe. En 1931, le pays enregistre 920 000 chômeurs, un record jusque là. L'extrême tension n'a pas pour autant débouché sur une montée de l'extrême-droite, comme en Italie et en Allemagne.

Mentionnons un épisode éloquent quant à l'imperméabilité du monde intellectuel tchèque aux radicalismes politiques. Dans les années 20 se forme le Cercle de Vienne. Ses figures de proue, Otto Neurath et Kurt Godel, veulent réconcilier philosophie et science. Le but est d'atteindre une objectivité maximale dans le discours.

Dans l'entre-deux-guerres en effet, les régimes totalitaires ont bien assimilé les règles de l'ère des masses. La manipulation idéologique est un outil de base, permettant d'expliquer le monde à partir de concepts simples : la race ou la classe... La communication de masse est démagogique.

Significativement, Rudolph Carnap écrit en 1934 sa «Syntaxe logique du langage». Fuyant la montée du nazisme, il s'installe à Prague où il propage les idées du Cercle de Vienne. Mettant la vérité au coeur de sa pensée, le Cercle de Vienne ne peut qu'entrer en concordance avec l'esprit de Jan Hus, qui avait déclaré : la vérité vaincra.

Pas plus que le danger fasciste, la 1ère République tchécoslovaque ne connaît les affres d'une révolution bolchevique, comme la Hongrie voisine. Le Parti Communiste Tchécoslovaque, qui naît en mai 1921, compte 139 000 membres en 1924, ce qui fait de lui le plus important parti communiste d'Europe avec l'Allemagne. Mais face à l'arbitraire de plus en plus fort de l'URSS, le PCT se vide de ses membres, qui ne sont plus que 25 000 au début des années 30.

La propagande stalinienne des années 50 aura beau jeu d'évoquer la «République fasciste de Masaryk». La Tchécoslovaquie est pourtant le seul pays d'Europe centrale qui avait laissé au PCT une totale liberté d'action pendant l'entre-deux-guerres.