La francophilie tchèque : lire entre les lignes (2)

Paris

Deuxième partie de notre entretien avec Stéphane Reznikow, auteur de Francophilie et identité tchèque. Une francophilie qui n’a pas toujours été linéaire et montre, au tournant 19ème et 20ème siècle quelques signes d’essoufflement. Dans la France des années 1890, le nationalisme n’a plus la même signification qu’en 1789 et il s’affirme souvent anti-républicain...

Le capitaine Alfred Dreyfus est solennellement dégradé dans la cour de l'Ecole Militaire,  à Paris,  1895
« Les milieux nationalistes en France étaient très influents dans la presse (tchèque). C’est un fait : la presse nationale tchèque, durant l’affaire Dreyfus, n’était pas favorable au capitaine Dreyfus. Masaryk à l’opposé était favorable à Dreyfus, ce qui a entraîné pas mal de polémiques. Mais le cas de Masaryk est assez symptomatique : c’est d’abord un francophile déclaré, militant ; il cotise à l’Alliance française. Mais à partir des années 1890, quand il voit les relations que les Tchèques nouent avec le boulangisme et plus tard dans l’affaire Dreyfus, Masaryk se méfie des relations franco-tchèques, pour leur côté patriotard et cocardier exacerbé. »

Masaryk avait défendu Hilsner, donc il était assez lucide sur ce point...

Louis Léger
« Pour l’anecdote, j’ai croisé le petit-fils de Louis-Léger, François, qui était le premier Français à s’intéresser aux Tchèques puisqu’il est venu à Prague en 1864. François Léger, que j’ai rencontré quand il avait 90 ans passés, m’a tout de suite reparlé de l’affaire Dreyfus avec un côté assez militant, très anti-Dreyfusard. Il m’expliquait que son père avait vraiment cru à la culpabilité de Dreyfus. Ernest Denis, lui, était bien évidemment du côté Dreyfusard et il avait d’ailleurs des expressions dures sur l’antisémitisme qui a pu se manifester dans la presse nationaliste tchèque et dans certains écrits. Il disait : laissons cela aux Allemands. »

L’antisémitisme en Bohême représente une tradition assez faible si l’on compare à l’Allemagne ou à la France. Dans quelle mesure l’antisémitisme tchèque était « importé » ?

« La France, on le sait, a eu une contribution majeure dans l’histoire de l’antisémitisme. Quand on regarde les tirages de Drumont, on est d’ailleurs impressionné. Du coté tchèque, l’antisémitisme pouvait avoir un côté national dans la mesure où, au début, les Juifs de Prague étaient plutôt perçus comme Allemands alors que l’évolution montre que les Juifs de Prague se tchéquisent très rapidement. Franz Kafka par exemple, après 1918, a pris la nationalité tchécoslovaque alors qu’il pouvait choisir la nationalité allemande.

Franz Kafka
Ces questions sont finalement assez peu abordées parce qu’elles ne mettent pas seulement en cause les Tchèques mais aussi les Allemands et peu d’historiens tchèques se sont penchés sur la communauté allemande fin 19ème siècle. Par exemple sur la francophilie : contrairement à ce qu’on pourrait penser, les Allemands parlaient mieux français que les Tchèques mais je n’ai jamais vu d’étude sur cette francophilie allemande en pays tchèques. Il reste encore beaucoup de travail pour les historiens... »

Bernard Michel avait souligné que deux romans avaient particulièrement influencé les écrivains tchèques : les Mystères de Paris et Notre-Dame de Paris, à tel point que l’imagerie mystérieuse de Prague avait été élaborée à partir de cette image de Paris. Qu’en pensez-vous ?

Paris
« Personnellement, je n’ai pas tellement l’impression. Le mythe de Prague doit énormément aux écrivains allemands de Prague : Kafka, Meyrink.. Mais je pense que l’image du Paris révolutionnaire reste dans les mémoires. Paris est une ville monstrueuse à l’époque : 3 millions d’habitants, une ville chargée de plusieurs révolutions et pas seulement 1789. Et puis d’un point de vue urbanistique, le Paris haussmannien de la fin du 19ème siècle n’a, d’un point de vue esthétique, pas grand chose à voir avec Prague. »

« (...) Les Français commettent souvent l’erreur d’imaginer les Tchèques tournées de manière unanime vers l’indépendance en 1914 : ce sentiment était en fait ultra-minoritaire. Je ne pense pas que l’idée républicaine ait pénétré en profondeur. »

Pourquoi les Tchèques ont-ils alors adopté la République en 1918 ? Il n’y avait plus de Přemyslide vivant ?

1918
« Je pense que l’impact de la guerre et le rôle de Beneš ont été déterminants. Le mouvement national tchèque recelait en lui-même un côté profondément démocratique : pas d’aristocratie par exemple.... Les Tchèques d’avant 1914 formaient déjà un Etat dans l’Etat : vie associative développée, sentiment démocratique réel, moins de hiérarchie sociale... Ce sont des éléments qui ont incontestablement favorisé un certain égalitarisme et l’idée de République. Mais quand on regarde l’image de la République française on trouve quand même un certain nombre de critiques, sauf à gauche de l’échiquier politique. »

Quelle est votre opinion sur le rapport des Tchèques à l’histoire, vingt ans après la chute du communisme ?

« Les manuels tchèques d’histoire ont considérablement évolué et l’histoire est aujourd’hui enseignée de manière européenne. Il y a cependant quelques obstacles à l’enseignement de l’histoire. En France, l’histoire draine souvent les meilleurs étudiants. Pour Sciences Po par exemple, l’histoire est très importante. Alors qu’ici, les meilleurs étudiants, très souvent, ne se lancent pas dans des études universitaires d’histoire car son enseignement est considéré comme assez peu rémunérateur et valorisant. Ceci explique qu’un nombre réduit d’étudiants brillants choisissent l’histoire. »