Gordon Skilling, une vie dédiée à l’histoire tchécoslovaque

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Le Musée Kampa à Prague propose jusqu’au 30 septembre une exposition retraçant la vie et le travail de l’historien canadien Gordon Skilling, à l’occasion du centenaire de sa naissance. Le commun des mortels ne connaît peut-être pas son nom, mais quiconque s’est intéressé de près à l’histoire du printemps de Prague et de la normalisation qui a suivi son écrasement, connaît le gros travail abattu par cet historien, tombé amoureux de la Tchécoslovaquie dès la fin des années 1930. Portrait d’un grand monsieur qui a été présent à presque tous les grands moments de l’histoire du pays au XXe siècle. Et qui, au cours de sa longue carrière, a même exercé quelques temps au sein des émissions internationales sur ondes courtes de la Radio tchécoslovaque, l’ancêtre de Radio Prague.

Gordon Skilling
Il y a des ouvrages de référence pour chaque grand écrivain ou chercheur. Pour Gordon Skilling, historien canadien décédé en 2001, c’est à n’en pas douter ‘Czechoslovakia's Interrupted Revolution’, la Révolution tchécoslovaque interrompue, bible monumentale de près de 1 000 pages sur le Printemps de Prague et son arrêt brutal suite à l’invasion soviétique de 1968. Cet ouvrage de référence est le résultat d’années de travail et de profonde connaissance du pays.

Ce fils de cordonnier britannique émigré au Canada a gravi les échelons de la société grâce à des études qu’il réussit brillamment, à la fois au Canada et à Oxford. Ses origines le poussent vers les idées de gauche, notamment pendant ses études. Jitka Hanáková est la commissaire de l’exposition, elle précise :

« Ce n’est pas que ses origines qui sont en jeu ici. Mais également ses quatre années d’études à Oxford qui l’ont marqué, à partir de 1934. Au vu de la situation en Europe à l’époque, il est même entré au Parti communiste britannique. Mais il n’est resté que cinq, sept mois. »

Une appartenance brève, qui lui sera reprochée bien plus tard lorsqu’il postulera pour un travail aux Etats-Unis, dans les années du maccarthysme. Quand bien même toute sa vie et son lien à la Tchécoslovaquie prouvera qu’il est revenu de ses idées de jeunesse.

La Tchécoslovaquie, Gordon Skilling la découvre vers la fin des années 1930. C’est en Grande Bretagne qu’il rencontre son mentor, Robert Seton-Watson, spécialiste des pays slaves et grand ami du président Masaryk. Gordon Skilling marche dans ses pas, et il se rend une première fois en Tchécoslovaquie. Jitka Hanáková :

« Son premier séjour en Tchécoslovaquie lui a plu. Sa correspondance écrite depuis Prague le prouve. Elle est d’ailleurs sortie en 1986 aux éditions samizdat Expedice de Václav Havel. A l’époque il a eu encore la possibilité d’être présent à quelques discours du président Tomáš G. Masaryk. Il était même présent dans le pays au moment de sa mort et il a assisté à son enterrement. »

Ce n’est que bien plus tard dans sa carrière que Gordon Skilling s’attèlera à la tâche d’écrire sur Masaryk et ses proches. Le pays dans la tourmente des grands soubresauts du XXe siècle le mènera à étudier bien d’autres sujets. Le plus frappant dans la vie de Gordon Skilling reste qu’il a été présent, ou à peu de choses près, lors de tous les grands événements qui ont marqué l’histoire du pays. Il est en Tchécoslovaquie au moment des Accords de Munich et de l’occupation du pays. Jitka Hanáková :

« Il est revenu en Tchécoslovaquie en 1938. Avant l’occupation, il travaille à Prague en tant que rédacteur des émissions internationales sur ondes courtes, pour la Radio tchécoslovaque et ce jusqu’en mars 1939. C’étaient des émissions destinées à l’Amérique du Nord où il parlait des événements en Tchécoslovaquie. Il rentre à Londres avant l’été 1939 pour finir son doctorat. Il faut encore préciser qu’à l’époque Gordon Skilling et sa femme Sally ont beaucoup fait pour la population tchécoslovaque. De nombreuses personnes fuyaient alors le pays, mais aussi l’Autriche et l’Allemagne. Ils ont tous deux aidé ces personnes à se rendre à l’Ouest. Sally a joué un rôle majeur car elle a réussi à négocier avec le gouvernement canadien l’accueil de 50 000 réfugiés. »

Car Gordon Skilling n’a pas été uniquement un grand universitaire, il a aussi été un homme droit et sensible à l’injustice. Bien plus tard, il va en effet s’impliquer de très près dans la défense des droits de l’homme et de la liberté d’expression dans la Tchécoslovaquie de la normalisation. Avant cela, comme beaucoup, il découvrira au travers du régime communiste que les idées d’humanisme et d’égalité prônées par le Parti se sont transformées en machine à broyer les gens. Jitka Hanáková :

« Gordon Skilling est retourné à Prague juste après le Coup de Prague en 1948, dans le cadre d’un voyage d’études de trois mois. Comme il l’écrit dans ses mémoires, à ce moment-là le changement n’était pas encore flagrant. Ensuite, quand il revient au début des années 1950 et dans les années 1960, c’est beaucoup plus évident. Il revient encore en 1968 pour voir l’atmosphère du printemps de Prague. C’est à cette époque qu’il rencontre de nombreux futurs dissidents, Jiřina Šiklová, Vilém Prečan, Petr Pithart etc. Il était enthousiasmé par les événements. »

1968
Gordon Skilling sera absent en août 1968 au moment de l’invasion mais revient dès l’automne 1968. Il décide alors d’écrire sur 1968 et travaille dès lors d’arrache-pied à la rédaction de sa « Révolution interrompue ».

Dans les années 1970, il va continuer d’entretenir des liens d’amitiés forts avec ceux qui sont devenus dissidents sous le régime de la normalisation de Gustav Husák. Dans les années 1950 et 1960, Gordon Skilling est surveillé par la police secrète communiste, la StB. Dans les années 1970, il l’est d’autant plus en raison de ses relations avec la dissidence. En 1977, il sera même interrogé et renvoyé à la frontière autrichienne et ne pourra revenir avant 1982. Dans les années 1980, il rencontre le dissident-dramaturge Václav Havel, futur acteur de la révolution de velours, et passe du temps avec lui dans sa maison de campagne de Hrádeček. Jitka Hanáková :

« Leur relation était une relation d’amitié. Gordon Skilling suivait de près les activités de la Charte 77. Il a d’ailleurs écrit un livre sur les trois premières années de la Charte. En 1984, après être rentré au Canada, il écrit à l’historien Vilém Prečan que Václav Havel passera un jour de ‘Hrádeček’ au ‘Hrad’, soit du nom du village qui signifie ‘petit château’, au Château de Prague, siège des présidents. Gordon Skilling a été le premier à envisager un futur qui s’est réalisé. »

En 1987, Gordon Skilling est à Prague avec sa femme. Il fête alors ses 75 ans et ses noces d’or avec Sally. Ses amis dissidents organisent pour lui des « secondes noces », à l’hôtel de ville de la Vieille-Ville de Prague, 50 ans jour pour jour après son mariage avec Sally au même endroit. Sur la photo qui rassemble les Skilling et ses amis, se trouvent rassemblés la plupart des membres du futur gouvernement tchécoslovaque démocratique, après la révolution de velours…

1989, évidemment, apportera à Gordon Skilling une grande joie. Il revient à cette époque aux sujets qui l’ont mené à Prague au tout début, écrit sur Masaryk, son épouse et sa fille. Jitka Hanáková a eu la chance de rencontrer en personne Gordon Skilling avant sa mort en 2001, elle se souvient d’un homme charmant et charismatique :

« Gordon Skilling était une personne merveilleuse. Il n’était pas seulement un grand historien, mais aussi un homme gentil, charmant, attentionné. Quand j’ai réalisé les entretiens pour le documentaire présenté à l’exposition, tous se souviennent de lui avec tendresse. Ils le considéraient comme l’un des leurs, il ne se comportait pas de manière supérieure, comme quelqu’un venant de l’Ouest, pouvant tout se permettre. Il s’est intéressé de manière intensive à ce qui se passait dans le pays. Tous se rappellent de leur première rencontre avec un homme à qui il n’y avait rien besoin d’expliquer au préalable, un homme qui connaissait tout dans les détails. Un vrai dialogue constructif pouvait alors débuter. »

Pour son travail et son aide pendant les dures années de communisme, Gordon Skilling a été distingué dans les années 1990 de la plus haute distinction d’Etat, l’Ordre du Lion blanc, par Václav Havel. Une distinction qu’il est d’ailleurs possible d’admirer à l’exposition du Musée Kampa.