Des Justes oubliés

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Suite, aujourd’hui, de notre entretien avec le journaliste Stanislav Motl et l’historien Michal Frankl, avec la situation des Juifs tchèques pendant l’occupation. Un sujet encore peu abordé.

En 1938, prélude au génocide, des synagogues sont incendiées dans toute l’Allemagne. Cette Nuit de Cristal eut elle des équivalents en Bohême, avant ou pendant la guerre ?

S.Motl : «En Bohême –Moravie aussi des synagogues brûlèrent, mais ce sont des Tchèques qui commirent ces incendies. Je connais deux exemples en Bohême centrale, où ce fut le cas. Principal responsable : l’organisation "Vlajka", un groupe de fascistes tchèques, dont certains étaient des héros de la Première guerre mondiale. Ils avaient essayé de brûler des synagogues dès 1939. Ils tentaient dans ces cas de se faire passer pour des citoyens allemands! L’initiateur et le financier de ces attaques, Radoslav Čermak, a été exécuté en 1947.»

Existait il un fort sentiment antisémite parmi la population ?

S.Motl : « Je ne pense pas que l’antisémitisme ait une forte tradition en terres tchèques. Je connais bien l’Est de l’Europe car j’y vais souvent et j’y tourne. L’antisémitisme était très fort dans des pays comme la Pologne, l’Ukraine, la Russie subcarpathique ou même la Slovaquie, avec aussi des aspects sociaux. Sous la Première République démocratique, il n’y avait pas de pogrom possible. Le dernier à Prague remonte à 1898. Et vous connaissez la défense de Hilsner, le Dreyfus tchèque, par Masaryk. Les Juifs tchécoslovaques étaient très bien assimilés. Les témoins juifs le disent encore aujourd’hui : nous chantions l’hymne tchécoslovaque, nous nous sentions tchécoslovaques. Par ailleurs, une certaine partie d’entre eux n’avait pas conscience d’être juif, avant bien sûr l’arrivée des nazis. »

Bonjour Michal Frankl. Pensez vous également que la tradition antisémite est faible en Bohême ?

M. Frankl : « Moi je ne dirais pas que les terres tchèques n’ont pas de tradition antisémite. A la fin du 19ème siècle, l’antisémitisme tchèque était très fort. On l’a vu dans l’affaire Hilsner ou avec le développement de l’antisémitisme dans la sphère politique. Et cet antisémitisme ne se réduit pas à un produit dérivé du conflit entre communautés tchèques et allemandes, comme cela est très souvent analysé. En effet, les Juifs parlaient allemand et envoyaient leurs enfants dans des écoles allemandes. Cet antisémitisme provient d’une transformation idéologique d’une partie des hommes politiques et des journalistes qui étaient revenus du libéralisme et allaient devenir anti–socialistes. Dans ce sens, il est comparable aux antisémitismes allemands et français, ou presque».

Pourtant, la Première République tchécoslovaque est réputée pour son esprit de tolérance ?

M. Frankl : «Sous la Première République, l’antisémitisme s’est un peu relâché. A cela plusieurs raisons. Tout d’abord, les Tchécoslovaques étaient rangés dans le rang des vainqueurs à l’issu de la Première guerre mondiale. Les dirigeants du pays voulaient se différencier des antisémites polonais qui organisaient des pogroms. Il y en avait aussi en Tchécoslovaquie mais ils étaient moins spectaculaires. C’était une façon de dire : nous sommes les meilleurs élèves de la démocratie occidentale, nous sommes différents de nos voisins centre-européens ».

Kibutz Kfar Masaryk  (1950),  photo: www.kfar-masaryk.org.il
Il existe en Israël un kibboutz Masaryk. En quoi le premier président tchécoslovaque représentait il un symbole pour les Juifs tchèques ?

M. Frankl : «La relative faiblesse de l’antisémitisme entre les deux guerres et sans doute dû à l’influence de Masaryk. Non qu’il ait particulièrement lutté contre l’antisémitisme. Mais il avait milité pour l’innocence d’Hilsner et l’antisémitisme devenait ainsi de facto une attaque contre sa personne et donc contre l’Etat. D’ailleurs, les antisémites tchèques sont d’abord contre l’Etat.»

Quelle est la situation des Juifs tchécoslovaques après la guerre ?

M. Frankl : «La part de la tradition nationale et de l’importation de l’étranger dans l’antisémitisme tchèque est une question compliquée. Et la société tchèque n’a jusqu’à aujourd’hui toujours pas ouvert le débat. Munich et l’occupation entraînent une montée du nationalisme et de l’antisémitisme dont on ressent les effets après guerre. Le choix politique d’aller vers une société ethniquement homogène a joué un rôle. S’ils restaient, les Juifs devaient s’assimiler et il n’était pas question de tolérer une autre langue ou une quelconque marque de différence. Concernant la période de l’occupation, je pense que le nombre peu élevé de sauvetages de juifs en Bohême s’explique par un faisceau de raisons. Cela va de l’indifférence à la peur en passant par la passivité et l’antisémitisme. »

Stanislav Motl, vous mettez l’accent, dans vos recherches, sur ces Tchèques, souvent oubliés, qui sauvèrent des Juifs pendant la guerre. Pouvez vous nous en dire plus ?

Stanislav Motl : «Il existait ici une organisation "Les enfants cachés". Ils ont sauvé plein d’enfants. On n’en parle jamais. Ils vivaient dans des conditions psychiques éprouvantes car ils avaient été séparés de leur famille et vivaient le plus souvent dans des caves. Il faut se rappeler que chez nous, cacher des Juifs était passible de la peine de mort. Je ne connais pas beaucoup de Pragois qui aient sauvé des Juifs mais à la campagne, oui. Je connais par exemple un village en Bohême centrale, qui a caché tout un groupe de Juifs. Vous connaissez les mesures d‘exclusion qui frappaient les Juifs : interdiction de fréquenter parcs et cafés, etc… Hé bien, dans certains villages, on s’en fichait complètement. Les Juifs étaient admis dans les auberges. Je trouve dommage qu’on ne parle jamais de ces cas. »

Les catholiques ont évolué dans les années 1930, incarnant de plus en plus, en France et même en Allemagne dans certains cas, un pôle de résistance à l’antisémitisme. Fut ce aussi le cas en Bohême Moravie ?

«Si vous regardez les camps de concentration, et celui de Dachau par exemple, il y avait des dizaines d’ecclésiastiques catholiques tchèques qui y furent internés. Mais il est vrai qu’à partir de 1938, certains poètes catholiques écrivent avec virulence contre les Juifs. Citons Jakub Deml ou encore Renč. C‘étaient là des antisémites convaincus. Pour autant, on ne peut pas dire que l’Eglise catholique dans son ensemble a collaboré en Bohême Moravie. Dans le monastère de Zašová, à Vsetín, des sœurs de l’ordre ont caché jusqu’à la fin de la guerre, des enfants Juifs et six enfants tziganes.»

Sont ils à Yad Vashem ?

Yad Vashem,  photo: David Shankbon / Creative Commons 3.0 Unported
« Non pas du tout. Je connais beaucoup de Tchèques qui ont sauvé des Juifs mais ne se sont jamais déclarés. Ils ne sont pas à Yad Vashem et ne sont pas non plus mentionnés comme "Justes parmi les Nations". Sous le communisme, il est évident qu’une telle démarche était impossible. Mais même après, et jusqu’à aujourd’hui, la plupart des gens ne savent pas comment se faire reconnaître comme Justes. Par exemple, un acteur connu, Karol Eger, a dû prouver qu’il avait participé à des sauvetages, en l’occurrence à deux reprises dans le ghetto de Terezín. L’absence de témoins représente la principale difficulté. Aujourd’hui encore, je rencontre des gens, dans ces villages qui ont aidé des Juifs. Je leur demande : pourquoi n’écrivez vous pas à Yad Vashem ? Ils ne savaient même pas qu’ils pouvaient le faire. »