Des Français dans les geôles tchécoslovaques

Il y a eu ces voyages de personnalités françaises dans la Tchécoslovaquie communiste qu'on connaît bien : ceux d'Aragon ou de Garaudy dans les années soixante par exemple. Ces séjours officiels concernaient généralement des intellectuels sûrs, fidèles compagnons de route du Parti. On se rappelle aussi du séjour d'Elsa Triolet en 1959 et du «monstre» qu'elle voyait dans la statue de Staline, alors sur Letna. Et puis il y eu ces autres Français, connus et moins connus, qui connurent les prisons du régime ou du moins sa police politique.

En avril 1949, Marcelle Pospisil, Française et professeur à l'Institut français de Prague, est arrêtée par la police politique et condamnée à quinze ans de travaux forcés. Le motif : espionnage au profit de la France. Elle sera libérée au bout de quinze mois de négociations avec les autorités françaises. Mais l'épisode montre que l'immunité ne vaut plus en Tchécoslovaquie pour les ressortissants du « camp impérialiste ». La rupture est consommée.

Pourquoi Marcelle Pospisil a-t-elle été la cible du régime ? Sans doute pour les symboles qu'elle incarnait. Pendant la guerre, Marcelle avait organisé en Angleterre les écoles de la France libre. Elle était donc d'office supposée appartenir au camp du gouvernement tchèque en exil, symbole pour le Parti, de la première République tchécoslovaque, tant honnie. Elle était par ailleurs parente du général Heliodor Pika, légionnaire en France pendant la Première Guerre mondiale et grand résistant de la Seconde.

Et puis bien sûr, Marcelle Pospisil travaillait pour l'Institut français, que le Parti brocardait régulièrement comme centre de propagande et qu'il fera fermer le 1er mai 1951. C'est d'ailleurs un autre Français, Marcel Aymonin, qui sera à l'origine de cette fermeture, acteur d'un coup monté à base de dénonciations fantasques des membres de l'Institut. Cet ancien directeur de l'Institut demandera l'asile politique à la Tchécoslovaquie. Il l'obtiendra, le régime le lui doit bien !

Une autre arrestation d'un intellectuel français aura lieu 30 ans plus tard, également dans un contexte de durcissement du régime, celui de la normalisation. Mais celle-ci fera plus de bruit car elle touchera une figure connue du grand public, le théoricien de la littérature Jacques Derrida. Elle sera aussi d'autant plus étonnante qu'elle intervient dans les années 80, à une époque où le régime n'emploie plus des méthodes aussi expéditives que dans les années 50.

C'est à fin de son séjour à Prague, en décembre 1981, que Jacques Derrida est interpellé à l'aéroport de Prague. Il est arrêté pour trafic de drogue. Les policiers trouvent en effet du haschish dans ses bagages. Bien entendu, c'est un coup monté. L'inculpation trouvera nécessaire d'ajouter au motif du trafic, celui de la «production» de drogue, une accusation pour le moins loufoque.

La célébrité de Derrida dans les milieux intellectuels français impose de toutes façon de sérieuses limites au régime tchécoslovaque, sous peine de crise ouverte avec la France, ce que Moscou ne souhaite sans doute pas. Mais les inquiétudes sont, un court laps de temps, palpables. On se rappelait de la mort, quatre ans plus tôt en 1977, du philosophe Patocka, suite, vraisemblablement, aux tortures subies lors de son interrogatoire. Le régime policier pouvait encore se montrer extrêmement brutal.

Jacques Derrida ne passera finalement qu'une journée et une nuit en prison mais son arrestation résonne comme un avertissement des autorités vis-à-vis des dissidents tchécoslovaques et notamment des signataires de la Charte 77.

Derrida n'est en effet pas n'importe qui puisqu'il a fondé, en cette même année 1981, l'Association Jan Hus, qui entretient des contacts étroits avec les dissidents et leur fournit une aide matérielle importante et variée : organisation de conférence à Prague avec des intellectuels français, fourniture de revues et de journaux français. Tout ce qui permet aux intellectuels tchèques de se tenir au courant des débats d'idée à l'ouest. L'Association aide aussi financièrement les écrivains pour les frais d'imprimerie, de traduction et de reproduction des samizdats, publications clandestines. Elle a aussi permis à certains d'entre eux d'être publiés en France.

On le voit, le régime tchécoslovaque savait parfaitement qui elle arrêtait en s'en prenant à Derrida. Le Parti tolérait d'autant moins ces liens entre intellectuels des deux pays qu'ils offraient une vue au-dessus du Rideau de Fer pour les opinions publiques internationales. On n'est pas donc étonné de la prompte expulsion, à la fin 1979, du cinéaste Patrice Chéreau et du professeur Jean Dieudonné, venus à Prague même afin d'exprimer leur opposition à l'arrestation récente de Vaclav Havel.

Au-delà de l'anecdote, ces contacts insolites entre la police politique du régime et des intellectuels français résonnent comme le symbole des liens forts entre Tchèques et Français autour de certaines valeurs, dont celle de la liberté.