Cache-cache avec la police politique

Vaclav Havel

En ce début de mois d'août, comment ne pas évoquer celui de l'année 68 ? Si nous revenons dans ces Chapitres de l'Histoire sur cette période mainte fois abordée, c'est pour évoquer les difficultés que la police politique aura rencontrées durant les années 60. Des difficultés d'autant plus inédites qu'elles sont dues à de nouvelles modalités d'expression culturelle, venues tout droit d'Occident.

De quelle opposition parle-t-on quand on évoque les mouvements tchèques de dissidence dans les années 60 ? De celle d'"en haut", au sein de l'Union des Ecrivains, organe du Parti, ou bien de celle d'"en bas", des artistes et des intellectuels n'appartenant pas au Parti ?

Leur point commun : ils ne cessent de captiver l'attention des forces de sécurité tout au long de la décennie. Car chacun à son niveau représente un danger bien réel pour le pouvoir.

L'éclatement du Printemps de Prague et la refonte libérale du Parti en 1968, on les doit sans aucun doute à l'Union des Ecrivains. Cette vitrine du Parti, en rébellion croissante depuis 1963, rompt ouvertement avec le Parti en 1967. Outre ses principales figures (Milan Kundera ou Ludvik Vaculik par exemple), l'Union est aussi composée d'anciens staliniens, qui, à l'orée des années 60, prennent conscience de leurs erreurs.

C'est leur position officielle qui rend leur action contre le régime si efficace. Avec l'Union des Ecrivains, ils disposent en effet d'une plate-forme institutionnelle. Et le pouvoir se trouve dans la position de l'arroseur arrosé. Ce que l'historien Bernard Michel explique bien : "L'adhésion à l'Union des Ecrivains, qui devait à l'origine permettre un contrôle plus étroit de l'intelligentsia, joue en sens inverse, en donnant aux opposants un lieu de réunion et une tribune."

En même temps, sa proximité avec le pouvoir rend l'Union vulnérable au contrôle. Après de multiples censures, son magazine, Literarni Noviny, est interdit de publication en 1967.

La masse des autres artistes et écrivains, ceux qui n'appartiennent pas au Parti, souffrent du manque de moyens mais peuvent plus facilement déjouer les ruses de la sécurité. D'autant plus qu'avec le rock et le happening, de nouvelles modalités d'expression artistique voient le jour. Autant de manifestations publiques face auxquelles le pouvoir apparaît démuni.

Comment en effet interdire à l'avance une action de happening de rue, dont la caractéristique est de ne pas être annoncée à l'avance. Milan Knizak, Eugène Brickus et bien d'autres auront donné bien du fil à retordre à la police d'Etat. Knizak sera un temps détenu.

Même problème face à la déferlante du rock. On peut empêcher la production officielle de disques mais pas l'écoute clandestine des radios étrangères ni l'organisation de concerts un peu partout à Prague. On compte bien des descentes de police dans les clubs mais celles-ci ne parviennent pas à freiner le mouvement.

Face à ce phénomène nouveau, le pouvoir utilise de manière pompeuse des critères pseudo-musicologiques pour déprécier une mode qu'il ne parvient pas à endiguer. Voici quelques extraits tirés de revues du Comité central :

"La composition du rock est primitive, sa seule caractéristique harmonique étant réduite à l'exécution d'un rythme." Ou encore : "L'aspect mélodique de ces chansons est inexistant, les nuances dynamiques utilisées que très rarement et les improvisations naïves. Il est déconcertant de constater les prétentions de la musique rock tant elle fait preuve d'un goût élémentaire. "

Derrière ces critiques de "mélomane averti", il faut bien sûr voir la tentative de dénigrer un genre intolérable en ce qu'il représente la culture occidentale. Ces jugements de chaire trahissent en même temps l'impuissance du régime.

L'équipe dirigeante, avec Novotny à sa tête, a beau refuser le nouveau cours, imposé par Khrouchtchev suite à la mort de Staline, elle est bien obligée d'en tenir compte, au moins lorsqu'elle s'exprime officiellement. D'où le bannissement de mots tels que "culture décadente" ou "impérialiste" et l'emploi d'un vocabulaire neutre. Neutre mais employé non sans arbitraire. On retrouve ainsi, dans certains procès-verbaux des années 60, la notion de "littérature pornographique". Un concept plus que vague, qui s'appliquait en fait aux livres situés hors de la ligne officielle.

Pour les écrivains qui n'appartiennent pas au Parti, la situation est mitigée car ils restent dépendants des maisons d'édition, à moins d'opter pour le samizdat, clandestin. En cas de succès, les livres disposent de la bouche à oreille, une défense imparable face à la censure. Ecoutons ainsi l'écrivain Josef Skvorecky à propos de sa traduction, au début des années 60, du roman The Cool World, de l'écrivain américain Warren Miller :

"Après de multiples tergiversations, le Comité Central décida que ce «tas de boue» serait publié en édition limitée, à quelques centaines d'exemplaires. Il serait interdit au grand public et distribué uniquement à des «travailleurs littéraires» dignes de confiance. Mais ces travailleurs avaient des enfants qui n'en étaient pas moins dignes. Et bientôt, The Cool World fut l'un des romans les plus lus à Prague."

De son côté, la situation de la revue Tvar est encore plus compliquée. Ses membres sont tous, à l'image de Vaclav Havel, jeunes et sans aucun antécédent dans le Parti. Leur préoccupation, en apparence du moins, est essentiellement artistique. Mais la revue dépend de l'Union des Ecrivains et reste contrôlée par le pouvoir. Tvar sera d'ailleurs dissoute en 1965.

Havel dénonçait, dans ses pièces de théâtre, l'absurdité de la bureaucratie communiste et son imprégnation sur la société et sur le quotidien. A la tête de la revue Tvar, il aura lui-même l'occasion d'observer une certaine perméabilité aux pratiques officielles d'intolérance. Ecoutons-le : "L'attitude sectaire de certains membres de Tvar ne cessa de s'accentuer avec le temps. Dans les pages de la revue, heureusement, cela ne se voyait pas mais dans les coulisses, on le sentait très bien. Même à Tvar, il y avait une «chapelle» qui décidait et manipulait les membres du conseil de rédaction. La revue avait, elle aussi, ses dogmes et ses hérétiques." Havel, comme Vera Linhartova ou encore Zdenek Urbanek, s'éloigneront de la revue.

Au total, le régime aura vu se développer, tout au long des années 60, une frénésie culturelle et intellectuelle qu'il ne sera pas parvenu à contrôler. Pour cela, il faudra les chars de plusieurs armées coalisées...