1989 et moi et moi et moi - Constantin Kinský : « La première fois que j'ai vu mon père pleurer »

Constantin Kinský, photo: Vít Pohanka

Nouvel épisode de notre série spéciale 1989 avec aujourd'hui Constantin Kinský, dont la famille a été contrainte à l'exil sous le communisme et qui est revenu s'installer en Tchéquie après la révoultion de Velours.

Constantin Kinský,  photo: Vít Pohanka

Bonjour, pouvez-vous vous présenter s’il vous plaît ?

« Constantin Kinský, je suis Français, né en France de père tchèque et de mère géorgienne née en France. Je suis ‘revenu’ en République tchèque en 1997 après avoir déjà visité le pays sous le communisme et très régulièrement après la révolution de Velours. »

Constantin Kinský est-il votre nom complet ?

« Alors il y a des milliers de prénoms dans notre famille, mais je vous les passe sous silence… »

Dites-nous quelques-uns de vos prénoms quand même…

« Norbert, Octavian, etc… »

Et après votre nom Kinský, avez-vous une suite sur vos papiers d’identité ?

« Si j’étais né en République tchèque, je m’appellerais Kinský z Vchrinic a Tetova - Vchrinice et Tetov étant les autres villages d’origine de la famille. Mais étant Français je m’appelle simplement Constantin Kinský. »

Votre famille est une des très grandes familles de la noblesse des pays tchèques, on peut dire ça comme ça ?

« Cela ne change rien au fait que nous commençons tous nos vies de la même façon et que nous la finissons tous de la même façon – en tout cas il y a très peu d’exceptions ! »

Le grand-père de Constantin Kinský,  Dimitri Amilakvari,  prince géorgien,  lieutenant-colonel des Forces françaises libres,  photo: public domain
C’est important cela dit pour votre trajectoire personnelle puisque si vous êtes né en France c’est à cause de l’exil forcé de votre famille, qui est dû à sa noblesse…

« Oui, des deux côtés. Du côté de mes grands-parents maternels ils ont fui la Géorgie envahie par l’Armée rouge pour finir à Paris, où est née ma mère. Mon grand-père est mort à El-Alamein où il se battait avec la légion étrangère contre les nazis dirigés par Rommel. Du côté de mon père, il a été le dernier de la famille Kinský à s’enfuir de Tchécoslovaquie en 1958. Il a ensuite épousé ma mère en France, où je suis né. »

Donc votre père a passé encore dix ans dans le pays après le Coup de Prague et la prise du pouvoir par les communistes…

« Ce qui paradoxalement a été une aide dans le cadre du retour après la révolution de Velours, parce que les gens du pays se sont reconnus en lui – il avait passé ici les années les plus difficiles de la stalinisation. Les personnes de son entourage avaient l’impression qu’il était l’un d’eux. C’est important. Personnellement, ce que je retiens de l’expérience que j’ai eue des visites chez nous pendant la période communiste de Tchèques, amis de mon père, c’est que quand on n’a pas vécu dans un régime comme celui-là on ne peut pas comprendre de quoi il s’agit. Il faut avoir le respect et la pudeur nécessaire pour comprendre. »

Vous parliez tchèque à la maison ?

« Oui, nous parlions toujours tchèque à la maison, ce qui a donné lieu à quelques quiproquos, parce que nous parlions un tchèque familier. Il y a plusieurs niveaux de langage en tchèque et il m’est arrivé en revenant ici de m’adresser de manière beaucoup trop familière à des gens qui me regardaient d’un air un peu étonné… »

Votre père ne pouvait pas rentrer en Tchécoslovaquie avant 1989, mais vous avez pu faire quelques séjours ici sous le communisme. Comment ça se passait ?

Radslav Kinský,  père de Constantin Kinský | Photo: Site officiel de Kinský Žďár
« J’ai pu y aller à 14 ans pour la première fois. Je me souviens très très bien – le passage à la frontière à 3h du matin, le réveil, les mitraillettes, le chien qui flairait d’un peu trop près mes parties nobles… Cela m’avait impressionné. Je suis revenu avec un chœur d’enfants au moment de Solidarność, on est passé par la RDA, la Tchécoslovaquie et la Pologne. On sentait que c’était un début mais personne n’imaginait que ça aboutirait aussi vite et aussi bien. Mon père a réussi à revenir une fois sous le communisme, assez tard, pour retrouver ses copains d’école. Il était très ému. »

Monsieur le Comte rentre au pays

Avez-vous des souvenirs de réunions de dissidents et d’exilés tchécoslovaques chez vos parents à Paris ?

« Oui mon père était très actif depuis Paris dans les groupe de dissidents, avec notamment mon cousin Karel Schwarzenberg qui a fondé le Comité Helsinki (avant de devenir plus tard le chef de la diplomatie tchèque). Avec l’Ordre de Saint-Lazare notamment, la paroisse tchèque à Paris aussi, et avec quelques dissidents dont le poète Vladislav et le journaliste Pavel Tigrid. »

« Nous recevions beaucoup à la maison. Il y avait aussi beaucoup d’échanges franco-tchécoslovaques dans le domaine de mon père qui était l’immunologie de la reproduction. Je me souviens de nombreux visiteurs, de la joie, du regard traqué en partant. »

En 1989, vous avez 18 ou 19 ans, quel est votre premier souvenir du mois de novembre ?

« Ce n’est pas mon premier souvenir d’un événement de ce genre, parce que je me souviens d’avoir vu à 7 ans mes parents partir manifester devant l’ambassade soviétique à Paris en 1968. Donc je me souviens de cet immense espoir et de la déception qui a suivi. En 1989, cela a marché, tout le monde a été pris de court et c’est la première fois que j’ai vu mon père pleurer – c’était vraiment extraordinaire. »

Quel jour était-ce ?

« C’était en novembre, mais je ne me souviens pas du jour exact. En revanche je me souviens très bien de la première fois que je suis revenu avec mon père. Je n’avais jamais été en Tchécoslovaquie avec mon père. Nous sommes venus en janvier 1990 en voiture depuis Vienne, où ma mère avait été nommée à l’ambassade de France auprès de l’AIEA. »

Château de Žďár nad Sázavou | Photo: Vít Pohanka,  ČRo
« La première fois que je suis allé avec mon père à Žďár nad Sázavou, je conduisais, on discutait très joyeusement dans la voiture et en approchant de la frontière tchécoslovaque la conversation s’est éteinte. J’ouvre la fenêtre et passe les passeports au même gars qui 15 jours plus tôt nous aurait tiré dessus. Il nous salue à grands cris : ‘Ah vous rentrez au pays, c’est formidable M. le Comte !’. Etonnant. Non pas que nous soyons attachés à ces questions de titre mais cette réaction du garde-chiourme nous a tellement marqués qu’après être reparti au volant au bout de 300 mètres je me suis arrêté. J’ai dit : ‘c’était trop génial, on recommence !’. On a fait demi-tour. Ils nous ont demandé si on repartait déjà, j’ai répondu qu’on voulait recommencer – nous sommes repassés et ils se sont mis au garde à vous. C’est mon premier souvenir vraiment bouleversant. »

Qu’est-ce qui a suivi ce double-passage de la frontière ? Etes-vous allés à Prague ?

« On est allé à un endroit où je n’avais jamais été, la propriété de ma mère à Žďár nad Sázavou. Il faisait un froid de gueux mais c’était quand même fabuleux. Ça sentait la ‘cibulačka’ partout – la soupe à l’oignon. »

Restitutions

Malgré l’accueil chaleureux des douaniers avez-vous éprouvé ce sentiment parfois douloureux de certains exilés de retour au pays ? Avez-vous senti de la méfiance chez des Tchèques qui vous voyaient rentrer et soupçonnaient de vouloir seulement récupérer votre patrimoine ?

« On était vraiment au départ dans l’allégresse, les retrouvailles, la liberté et un moment de communion formidable qu’il est bien de commémorer. Un moment extraordinaire très inspirant. Et puis tout ce qui était restitution était encore très loin. Cela s’est fait plutôt vers 1994. »

Constantin Kinský,  photo: SE.S.TA,  CC BY-SA 4.0
« La Tchéquie est le seul pays à avoir restitué l’ensemble du patrimoine à l’ensemble de ses propriétaires légitimes. Les gens savent que la noblesse tchèque s’est battue pour la Tchécoslovaquie contre les totalitarismes. Mon grand-père par exemple a initié une déclaration de l’aristocratie tchèque contre les Accords de Munich. La noblesse a énormément souffert sous les communismes. Les blessures sont partagées, c’est ce qui compte. »

« Quand cela se combine avec le fait que vous essayez de faire les choses à peu près proprement avec ce qui vous a été restitué, dont vous n’êtes pas vraiment propriétaire mais plutôt dépositaire, cela se passe très bien. »

Avez-vous aujourd’hui un passeport tchèque ?

« Pas encore, parce qu’à l’époque de la partition de la Tchécoslovaquie la double-nationalité n’était pas possible. Mais je vais certainement demander la nationalité tchèque maintenant. Pour pouvoir voter et participer à la vie politique du pays. J’ai mes racines ici et en France, ce sont mes deux pays, je suis un Européen. »