1945-1950 : l’armée tchécoslovaque de la restauration nationale au socialisme d’Etat

Armee der ersten Tschechoslowakischen Republik

Les années qui suivent la fin de la Seconde Guerre mondiale sont une période encore mal connue de l’histoire contemporaine. Tandis qu’en Europe centrale, les mouvements forcés de population et le déplacement des frontières redessinent la carte politique de l’Europe centrale, les armées nationales qui se reconstituent au lendemain de la guerre participent au maintien de la cohésion nationale et de la sécurité des Etats. Au même moment, la montée au pouvoir des communistes, sortis vainqueurs du conflit mondial, joue en faveur de la logique des deux blocs qui s’impose progressivement et pour plusieurs décennies comme le nouvel ordre géopolitique de l’Europe. Paul Lenormand est un jeune historien doctorant à l’IEP Paris et au Cefres à Prague. Son travail de recherche porte sur la création de l’armée tchécoslovaque entre 1945 et 1950. Au micro de Radio Prague, il raconte les premières années de cette nouvelle armée, son rôle de ciment du ‘tchécolosvaquisme’ et son orientation vers le socialisme d’Etat.

Vous travaillez sur la reconstruction de l’armée tchécoslovaque après 1945, donc sur un contexte difficile. Est-ce que la Tchécoslovaquie est pacifiée après l’armistice ?

« Non, elle n’est pas pacifiée. La Tchécoslovaquie affronte plusieurs problèmes après 1945. Il y a la question des minorités nationales qui joue un rôle crucial. Le souci pour le gouvernement du front national qui a été constitué en 1945, c’est d’expulser un maximum d’Allemands et, si possible, de Hongrois. Il y a, en outre, des tensions de plus en plus fortes au fil des années d’après-guerre entre les Tchèques et les Slovaques. Tout l’enjeu est d’éviter une scission en deux du pays et d’éviter une intervention étrangère de la part de l’Union soviétique. Parmi les autres difficultés des Tchécoslovaques, il y a la question des frontières, puisqu’on expulse des populations qui, pour la plupart, sont situées dans les zones frontalières. Il s’agit de conserver l’Etat Tchécoslovaque tel qu’il était avant les Accords de Munich en 1938. Le gouvernement tchécoslovaque en exil a toutefois dû céder la Ruthénie subcarpatique à l’Union soviétique. »

L’armée tchécoslovaque joue un rôle sécuritaire et de consolidation de la Tchécoslovaquie d’après 1945…

Le lieutenant-colonel Josef Snejdarek
« Oui, l’armée tchécoslovaque consolide la souveraineté nationale, elle est aussi un outil symbolique, puisqu’elle montre aux alliés (USA, URSS) que les Tchécoslovaques se sont battus pour leur liberté et qu’à partir des éléments qui ont constitué l’armée en exil, ils ont rétabli leur souveraineté sur le territoire. En outre, l’armée sert à alimenter les unités de sécurité spéciale qui, plus tard, formeront les unités de la sécurité intérieure connues pour leur association au Parti communiste tchécoslovaque. En plus, l’armée tchécoslovaque contribue à l’expulsion des Allemands, à la sécurisation des frontières et à un certain nombre de projets émis par l’état-major de l’armée afin de changer les frontières et de renforcer le territoire tchécoslovaque, notamment en annexant des territoires de Silésie et de Basse-Autriche. L’objectif est d’élargir le territoire fragile de la Tchécoslovaquie, puisqu’il y a des populations jugées hostiles au Nord comme au Sud. »

L’armée tchécoslovaque est composée de quelles personnes ?

« Contrairement à certaines armées qui ont connu une occupation, comme l’armée française, une bonne partie des membres de l’armée tchécoslovaque est composée d’hommes qui étaient des marginaux dans l’armée d’avant-guerre. C’est-à-dire des hommes jeunes qui n’étaient pas aux grands postes de responsabilité. La plupart de l’état-major d’avant-guerre a disparu en raison de faits de résistance, des généraux ont été fusillés et emprisonnés par les Allemands, d’autres personnalités militaires se sont compromises, un peu comme le maréchal Pétain pour ‘épargner les souffrances’ dans le protectorat, par exemple… d’autres personnalités se sont compromises dans l’Etat slovaque, cet Etat qui s’est constitué en mars 1939, de façon autonome par rapport à l’ancienne Tchécoslovaquie. En 1945, l’armée tchécoslovaque bénéficie de cadres assez jeunes qui ont combattu à l’Ouest, tout d’abord, puis à l’Est et qui ont combattu pour la libération du territoire tchécoslovaque. Donc ce sont des éléments assez hétérogènes. En plus, il faut ajouter qu’on ne pouvait pas se débarrasser de tous ces anciens militaires qui faisaient partie de l’Etat slovaque. Il faut les intégrer, alors que pendant la guerre ils ont combattu contre la Pologne, puis contre l’URSS. Ils se sont révoltés au cours de l’insurrection nationale slovaque en août 1944 et ils ont regagné le droit de faire partie de la nation tchécoslovaque. Malgré tout, leur fiabilité reste douteuse. Ils sont anti-communistes et ils sont proches du parti populiste slovaque qui est catholique, conservateur et réactionnaire. »

Vous travaillez sur la période 1945-1950, cela veut dire que vous prenez en compte la prise du pouvoir par le parti communiste en 1948. Comment cela se passe au sein de l’armée qui est l’un des maillons de cette prise de pouvoir ?

Ludvík Svoboda
« Ce qui est très intéressant c’est que contrairement à ce qu’on pourrait penser, la vraie rupture, ce n’est pas forcément 1948, c’est 1945. Car en 1945, le Front nationale est fortement marqué par la présence des communistes, mais dont le ministère de la Défense n’est pas confié à un communiste en titre, le général Ludvík Svoboda, réputé pour sa proximité avec les communistes mais qui ne l’est pas lui-même…. Le ministère de la Défense va chercher à défendre l’idée d’une armée politisée, démocratique et populaire. Une armée qui serait l’émanation du peuple tchécoslovaque et qui ne pourrait pas connaître de dérives fascisantes et anti-démocratiques. Evidemment, les communistes vont jouer un rôle de premier plan dans cette politisation puisqu’ils vont se placer aux postes de contrôle en arguant de la nécessité d’épurer les éléments suspectés de ne pas accepter la démocratie dans sa nouvelle forme qui est tournée vers l’URSS. Ils vont occuper les postes stratégiques du contre-espionnage militaire et de la formation des officiers afin de recruter des officiers qui sont acquis aux idées nouvelles et d’éliminer à travers un certain nombre de complots les officiers jugés hostiles au Parti communiste. Il y aura un certain nombre d’affaires qui vont affaiblir le camp démocratique très désuni, par ailleurs. »

Une dernière question. Quel est l’intérêt, pour vous, de travailler sur l’armée tchécoslovaque de l’immédiat après-guerre ?

« L’intérêt est multiple, puisque cela permet de travailler à la fois sur la résistance durant la Seconde Guerre mondiale et sur la collaboration, puisqu’il y a des épurations qui ont lieu à la fin de la guerre. Cela permet aussi de travailler sur la phase mal connue de l’après-guerre. Souvent on l’assimile à une transition rapide, mais finalement, les choses se passent de manière un peu plus progressive, notamment en Tchécoslovaquie où les choses sont un peu moins brutales que dans les autres pays. Et puis, finalement, cela permet de travailler sur l’entrée en guerre froide : comment on entre dans la guerre froide et dans une armée, puisque la guerre froide suppose, peut être, de se battre sans savoir quand. Est-ce que l’on va se battre avec les anciens alliés britanniques, américains et français. La question se pose pour les militaires tchécoslovaques, sachant qu’il y en a qui partent à l’Ouest ; des immigrés qui contribuent à faire circuler des renseignements… Il y a donc toute une nébuleuse qui se construit et qui va se figer à partir des années 1950. Avant cela, on est dans une période où tout est encore possible et où les choses ne sont pas encore jouées. »