« Un président se présentant aux journalistes avec une kalachnikov factice, c’est un événement hors du commun »

Source: RSF

Attaques verbales voire physiques contre des journalistes. Rhétorique anti-média décomplexée et exprimée depuis les plus hautes sphères. Concentration des médias aux mains d’oligarques. Le tableau dressé par le dernier classement mondial de la liberté de la presse, par l’organisation Reporters sans frontières, n’est pas reluisant pour la République tchèque qui a d’ailleurs chuté, cette année, de onze places pour se retrouver à la 34e position, sur 180 pays observés. Plus inquiétant encore, ce climat délétère concerne, comme on le voit pour l’exemple tchèque, de plus en plus de démocraties, la haine des journalistes n’étant plus l’apanage des dictatures. Au micro de Radio Prague, Pauline Adès-Mével, la directrice du bureau Union Européenne-Balkans chez RSF, a d’abord rappelé comment était conçu ce classement annuel.

Pauline Adès-Mével,  photo: LinkedIn de Pauline Adès-Mével
« Il détermine le degré de liberté dont jouissent les journalistes dans ces pays. Ceci correspond à une évaluation que nous faisons à partir des réponses d’experts qui ont répondu à un questionnaire que nous lui avons soumis. Le questionnaire aborde plusieurs thématiques importantes qui sont vraiment des indicateurs de la liberté de la presse : le pluralisme, l’indépendance des médias, l’environnement, l’autocensure, le cadre légal dans lequel ils travaillent, mais aussi la transparence et la qualité des infrastructures qui soutiennent la production de l’information. »

La République tchèque a dégringolé de onze places pour venir se classer à la 34e position. C’est un recul alarmant. Quelles en sont les raisons ?

« La République tchèque a chuté en effet de onze places. Elle a marqué un recul comme quatre autres pays de l’Union européenne et des Balkans cette année. Onze places, c’est extrêmement important en effet. Ce que nous avons remarqué, c’est que la République tchèque, au fond, était très bien classée par rapport à la situation sur le terrain. Cela a été très sensible l’an dernier. Dès 2016, nous avions de plus en plus de remontées d’informations selon lesquelles le climat se détériorait, pour des raisons notamment liées à une forte concentration. Les journalistes avaient l’impression de travailler dans de moins bonnes conditions. Et puis, on a vu un contexte dégradé, probablement lié aussi à une parole politique libérée et extrêmement agressive vis-à-vis des journalistes qui a probablement libéré aussi la parole des citoyens. Ça a été déterminant pour nous. A titre d’exemple, le fait qu’un président de la République se présente aux journalistes avec une kalachnikov factice, en pleine conférence de presse, et continue sur un ton faussement humoristique en leur présentant la mitraillette, c’est un événement qui nous a vraiment montré à quel point, effectivement, il y avait une humiliation assez récurrente des journalistes.

Miloš Zeman,  photo: Khalil Baalbaki,  ČRo
Mais ce sont aussi d’autres événements : le jour de sa réélection, des journalistes ont également été bousculés au siège du président Zeman, comme s’il était acquis qu’on pouvait bousculer, attaquer, renverser le matériel des journalistes dans ces conditions (http://radio.cz/fr/rubrique/faits/un-leader-politique-qui-attaque-des-journalistes-cest-un-blanc-seing-au-peuple-a-faire-de-meme). Ce sont des anecdotes mais qui sont quand même très puissantes, qui traduisent un climat. On a dénoncé cette parole politique extrêmement agressive un peu partout en Europe, mais la kalachnikov, c’était quand même un événement hors du commun. »

Un des problèmes notamment, c’est la concentration des médias aux mains de certains oligarques qui achètent des groupes de presse pour renforcer ou gagner du pouvoir. Est-ce qu’il faut s’inquiéter du récent rachat de radios en Europe centrale par l’homme d’affaires tchèque Daniel Křetínský, qui va également racheter des magazines français au groupe Lagardère ?

Daniel Křetínský | Photo: Filip Jandourek,  ČRo
« Je pense qu’à ce stade, il faut être vigilant. Ce qui est sûr que ce rachat marque un nouveau pas vers la concentration. Ce qu’on a pu reprocher à un magnat tchèque comme Andrej Babiš, on ne peut pas nécessairement le reprocher à tous les hommes d’affaires tchèques qui rachètent des médias. Andrej Babiš s’est immiscé dans la ligne éditoriale des médias qu’ils détenaient. A ce stade, je ne crois pas que Křetínský l’ait fait. De ce côté-là, on ne va donc pas s’avancer. En revanche, le fait que des magazines de cette envergure et qu’un certain nombre de radios passent sous pavillon tchèque, cela montre une volonté de concentration et ce n’est pas bon pour le pluralisme ni pour la variété de l’information. Ces rachats par Daniel Křetínský sont très récents, donc on n’en a évidemment pas tenu compte dans notre classement. Je pense ce qu’on a dénoncé dès 2016 et auparavant également ce sont plus les effets de concentration avec d’autres oligarques. »

Ce qui se passe en République tchèque, un pays démocratique, ce n’est pas un phénomène isolé. En tout cas, c’est ce qui ressort du rapport de Reporters sans frontières cette année. L’organisation remarque que ce climat délétère vis-à-vis des journalistes concerne de nombreux pays qui ne sont pas nécessairement des pays autoritaires…

Source: RSF
« Absolument. On a noté une détérioration générale de l’environnement dans lequel travaillent les journalistes qui se dégrade sur le vieux continent, mais pas seulement. Mais aussi un rhétorique anti-média de certains leaders politiques qui se diffuse que ce soit outre-Atlantique avec le président américain Donald Trump ou le président philippin, mais aussi dans des pays de l’Union européenne. L’ancien Premier ministre slovaque Robert Fico s’était lui aussi livré à des attaques verbales contre les journalistes. Ce ne sont pas des cas isolés. On avait dénoncé une érosion du modèle européen en 2017. Malheureusement, c’est une tendance qui se confirme. On parle cette année de ‘haine du journalisme’. »