Réactions de repli identitaire de la presse tchèque

Photo: ČTK

L’attaque contre la rédaction du journal satirique Charlie Hebdo a fait la une de tous les grands quotidiens tchèques avec des prises de positions très variées et parfois islamophobes des éditorialistes, réactions dont Radio Prague vous propose une sélection accompagnée d’une analyse de la journaliste Saša Uhlová.

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Cette revue de presse s’intéresse à des articles publiés ce jeudi dans les trois grands quotidiens nationaux, Právo, un journal de gauche plutôt conservateur, Lidové noviny, un titre centriste, et Mladá Fronta Dnes, proche de la droite libérale.

Dans son texte intitulé « Ne perdons ni la tête ni le cœur », Lukáš Jelínek, qui commente la vie politique pour le quotidien Právo, met en garde contre les effets néfastes de la peur provoquée par cette attaque :

« Les gens qui ont peur ont plus tendance à oublier, parfois même à nier les valeurs partagées, y compris les valeurs fondamentales comme la liberté de parole et d’expression, de rassemblement, le droit à la vie privée ou le secret postal etc. […] Nous ne pouvons pas accepter une société policière toujours surveillée. Ne perdons pas la tête et n’acceptons pas de manière rampante les standards de vie que les agresseurs, qui se réclament de l’Islam, voudraient nous imposer. En même temps, il ne faut pas nous croire supérieurs aux autres. […] Il n’est pas dangereux de développer les droits et les libertés qui nous entourent. Il est dangereux d’ôter aux autres le droit d’avoir un mode de vie alternatif, à condition qu’ils ne menacent pas le mode de vie et la liberté des gens. »

Changement de ton radical en feuilletant le quotidien Mladá Fronta Dnes. Teodor Marjanovič dans son texte « Humour assassiné » estime que l’attaque ne visait pas seulement à accroître la peur, mais aussi à limiter le niveau de la réflexion intellectuelle. A partir de ce constat, il n’hésite pas à considérer la responsabilité collective de la communauté musulmane dans un papier pour le moins curieux :

« Même si on peut avoir des scrupules à condamner tous les musulmans d’Europe sur la base du principe de la culpabilité collective, surtout quand il s’agit de réfugiés dans la misère, le massacre à Paris a rendu réelle la nécessité de bâtir un mur contre eux. »

Sans préciser la nature ou l’emplacement d’un tel mur, inspiré du mur israélien bâti à l’encontre des Palestiniens, il poursuit : « à plus long terme, le débat tournera autour de la question de quoi faire avec la présence de millions de musulmans sur ce continent. […] Logiquement, on entend des appels à ne pas faire preuve de compassion [envers les réfugiés] et à arrêter le gonflement des foules étrangères en élevant un mur imaginaire […]. »

Le troisième quotidien national, Lidové noviny, publie sur sa première page un éditorial de Petr Kamberský. Son texte s’appelle « Quand ils arriveront » et s’ouvre en disant que « la leçon à tirer de l’évolution de la situation en France est qu’il faut prendre au sérieux celui qui vous menace de vous tuer ». Le commentateur pose ensuite la question de la façon de se protéger contre ses propres citoyens quand ils sont lourdement armés ? Sa réponse :

« Si la démocratie libérale veut être préservée, il serait peut-être nécessaire de limiter temporairement certaines libertés. Sinon, elle sera balayée par les partisans de solutions radicales, qui vont d’abord régler leurs comptes avec les terroristes et juste après avec la liberté elle-même. »

C’est d’abord sur ce dernier propos que nous avons fait réagir Saša Uhlová, journaliste au Deník Referendum :

Saša Uhlová,  photo: ČT
« C’était un édito très court, donc il n’a pas eu de place pour développer en quoi consisterait cette limitation temporaire des libertés. Mais je pense qu’il a pensé à plus de contrôles des musulmans et des lieux publics. Il me semble que cela fait penser à un Etat policier plus fort. »

Plus largement, comment avez-vous ressenti l’approche de la presse tchèque des attentats qui ont touché Paris ce mercredi ?

« Pour répondre à cette question, il faut comprendre qu’en République tchèque, il y a une très forte islamophobie, une très forte peur de l’Islam qui n’est pas très compréhensible parce qu’il n’y a pratiquement pas de musulmans qui vivent en République tchèque. Selon le dernier recensement, il y a en a 2 000. Selon les données du ministère de l’Intérieur, il y a en 11 000. Cela est très peu et la majorité des Tchèques ne connaissent pas de musulman. Les seules informations dont les Tchèques disposent proviennent des nouvelles de la télévision et des événements qui se passent à l’étranger. Dans la tête d’un Tchèque moyen, un musulman est potentiellement un terroriste. »

« Alors cet événement dans cette situation-là a constitué une explosion dans les médias tchèques. On a commencé à parler du fait qu’il fallait construire des murs comme en Israël, qu’il faut faire attention au terrorisme et enfermer l’Europe, surtout la République tchèque parce qu’on aurait la chance pour l’instant qu'il n’y a pas de musulmans. Mais si leur population augmente, ces commentateurs sont certains que l'issue sera la même qu'à Paris. »

Avez-vous vu cependant des éditos et des idées qui vous paraissent pertinentes sur les événements de mercredi ?

« J’ai lu plusieurs articles et il y a quand même des journaux qui ne vont pas aussi loin mais dans les journaux principaux ainsi que dans les hebdomadaires, à l’exception de Respekt, la peur est présente dans tous les articles, tous les éditos. »

En quoi consistait la différence de traitement de l’hebdomadaire Respekt ?

« Il souligne qu’il s’agit d’une attaque à la liberté d’expression, mais il n’y avait pas ce ton d’islamophobie. C’est comme si les journalistes de Respekt comprenaient qu'être musulman ne veut pas dire être terroriste alors que dans d’autres journaux cette différence ne se fait pas. »

Voyez-vous des solutions à apporter pour que les médias tchèques aient une vision dégagée de l'islamophobie ?

« Non. Je réfléchis beaucoup sur la question depuis longtemps parce que l’islamophobie n’est pas quelque chose de nouveau. Je vois un grand problème dans le fait que nous ne connaissons pas les gens qui sont musulmans, donc l’imagination peut travailler beaucoup et comme je ne pense pas qu’il seront plus nombreux dans le pays, la situation ne va pas changer. Il faudrait peut-être publier des traductions des discussions en France ou dans d’autres pays pour voir que la façon dont on mène le débat peut être très différente. »

Vous avez parlé d’une attaque contre la liberté d’expression, telle que le note par exemple l’hebdomadaire Respekt. Charlie Hebdo est un représentant de cette presse qui essaie de tester les limites de cette liberté d’expression. Y a-t-il aussi en République tchèque des médias qui provoquent, qui interrogent la société ?

« Par exemple sur un autre hebdomadaire, Reflex, on pourrait dire qu’il provoque et qu’il pousse la liberté d’expression. Mais en même temps, c’est un journal très conservateur dans les idées. Les articles sont souvent orientés contre les immigrés, contre les Roms, ils sont racistes, c’est provocateur dans ce sens-là mais en même temps ce n’est pas provocateur pour la société tchèque. C’est provocateur pour une élite qui dit ne pas être raciste, bien que je ne dise pas qu’elle ne le soit pas. Sinon, il n’y a rien que nous pourrions comparer à Charlie Hebdo ou au Canard enchaîné en République tchèque. Ce type de journalisme n’existe pas et s’il existait, il ne serait pas considéré comme un vrai journal ou comme du vrai journalisme par les médias du courant dominant. »