Pavel Fischer : « Les gens ont pris conscience que l’Etat de droit dans notre pays est menacé »

Jan Šibík et Pavel Fischer, photo: Facebook de Pavel Fischer

Candidat malheureux à l’élection présidentielle en 2017, ancien ambassadeur tchèque en France, Pavel Fischer remplit désormais, depuis un an, les fonctions de sénateur (sans étiquette). Conseiller de Václav Havel lorsque celui-ci était président, Pavel Fischer est aussi le père de trois enfants, tous étudiants, comme lui-même l’était en 1989, et qu’il accompagnera ce samedi à la grande manifestation prévue à Prague pour réclamer la démission du Premier ministre Andrej Babiš. C’est aussi en leur compagnie que Pavel Fischer a récemment visité l’exposition du photographe Jan Šibík qui retraçait les grands moments qui, en 1989, ont changé la face de l’Europe. Et comme il l’a confié au micro de Radio Prague International, Pavel Fischer a été surpris de se voir apparaître sur une des photos, datée du 28 octobre 1988, jour de manifestation contre le régime communiste :

Jan Šibík et Pavel Fischer,  photo: Facebook de Pavel Fischer

« Cette photo m’a beaucoup ému, car j’ignorais qu’il y avait d’autres photographes que ceux de la police secrète qui étaient présents ce jour-là. Ce qui est amusant aussi, c’est que cette exposition m’a permis de ‘revisiter’ cette période avec ma famille. L’autre jour, mon père est même revenu sur place et j’ai senti qu’il m’accompagnait à l’époque, et ce même si je transgressais alors quelque peu les règles de prudence familiales, comme il me soutient aujourd’hui encore. Quant à mes enfants, en voyant cette photo, ils m’ont dit ‘allez papa, on ira à la manif (ce samedi), mais tu nous accompagnes’. »

Ils étaient fiers de leur papa ?

« Je crois qu’ils l’étaient. La preuve, ils entendent porter ce samedi mes habits de l’époque ! Il va donc falloir ressortir quelques affaires historiques des armoires… »

La photo en question remonte à octobre 1988. A l’époque, vous étudiez le français à la Faculté des lettres de l’Université Charles. Imaginiez-vous les changements qu’il y aurait un an plus tard ?

Photo de l’exposition 'Jan Šibík' 1989
« Aucunement. A l’époque, nous étions cloisonnés. Nous lisions L’Humanité, et encore… Même le quotidien communiste français était parfois considéré comme trop libéral par les communistes tchécoslovaques, qui le censuraient. Non, c’était une période sombre durant laquelle il fallait faire passer sous le manteau la bonne littérature et les bons films. Il y avait un authentique combat pour la liberté qui reste néanmoins d’actualité aujourd’hui. »

« Il faut continuer de s’engager pour la liberté de nos institutions et de nos vies par rapport à la production industrielle des fake news qui sont diffusées sur notre espace public par des acteurs parfois extérieurs à notre démocratie. Il y a la liberté, qui est un idéal, et notre cheminement, qui est une réalité. En 1988, franchement, je ne pensais absolument pas que l’on pourrait discuter de tout cela avec du recul et un chemin aussi important que celui parcouru depuis trente ans. »

En 1988, votre frère avait été interpellé par la police lors de la manifestation à laquelle vous avez vous aussi participé. Vous concernant, en revanche, vous êtes parvenu à vous échapper…

Le siège de la StB dans la rue Bartolomějská | Photo: Instituto para el Estudio de los Regímenes Totalitarios
« Il y avait plusieurs manifs dans l’année. Que nous ne rentrions pas à la maison comme prévu n’était donc pas inhabituel. Je me souviens des interrogatoires dans la rue Bartolomějská (où se trouvait le siège de la StB, la police secrète). Il y avait cette présence de l’Etat totalitaire qui faisait en sorte que tous ceux qui sortaient des rangs étaient appelés à y rentrer. C’est ainsi que les élites intellectuelle, industrielle et politique avaient été décapitées dans les années 1950. »

Quel était l’état d’esprit dans les rangs étudiants en 1989, puisque ce sont eux qui ont organisé la première manifestation contre le régime ?

« Dans les années 1980, il y avait plusieurs étudiants qui n’avaient pas perdu le nord. Ils avaient peut-être des apparences conventionnelles, mais ils savaient que le régime n’était pas en place de manière juste. Lorsqu’ils ont vu la brèche s’ouvrir, ils s’y sont engouffrés, montrant ainsi la voie à suivre à l’ensemble de la société. Ils n’ont alors pas hésité à prendre le relais des dissidents, qui avaient constamment un pied en prison. Mais plus généralement, les étudiants ont régulièrement été sur le front de la lutte dans l’histoire de la Tchécoslovaquie du XXe siècle, que ce soit contre le nazisme ou le communisme. »

Photo: Iva Borisjuková,  Severočeské muzeum v Liberci / e-sbírky Národní muzeum,  CC BY

« Un ministre qui doit se contrôler lui-même, n’est-ce pas une absurdité ? »

Et ils le restent aujourd’hui, puisque ce samedi, soit donc la veille de la célébration du 30e anniversaire de la révolution, se tiendra une nouvelle grande manifestation à Prague à l’appel de l’organisation Un million de moments pour la démocratie (Milion chvilek pro demokracii), mouvement de protestation lancé par deux étudiants.

L’organisation Un million de moments pour la démocratie,  photo: ČTK / Ondřej Deml
« Je trouve que cette initiative est très positive, car elle génère beaucoup d’émotions et elle est accompagnée par énormément de gens aux profils très divers. Elle rassemble à la fois des intellectuels, des jeunes, des personnes plus âgées ou des gens venant de la province. C’est un moment formateur. Les gens ont pris conscience que l’Etat de droit dans notre pays était menacé et du conflit d’intérêts majeur dans lequel se trouve le Premier ministre (Andrej Babiš). C’est quand même un grand entrepreneur qui a investi dans les médias et qui a profité de subventions européennes qu’il a lui-même été contraint de contrôler lorsqu’il était ministre des Finances. Un ministre qui doit s’autocontrôler, n’est-ce pas là quand même une absurdité dans la culture européenne de séparation des pouvoirs ? Et même si ce Premier ministre a transféré ses activités économiques à son épouse, les jeunes considèrent que ce n’est pas assez et qu’il faut reconsidérer les choses. »

« A mon avis, cet éthos qui consiste à revisiter l’état actuel de la gouvernance en République tchèque, est quelque chose de tout à fait sain. C’est d’ailleurs ce que prône la Commission européenne dans ses rapports réguliers relatifs aux conflits d’intérêts de notre Premier ministre. Je trouve qu’il y a là une résonnance à la fois de l’autorité de Bruxelles et de la rue qui réclame que les choses soient davantage clarifiées, car trop de ces choses sont aujourd’hui contrôlées par un seul homme. »

Encouragez-vous vos enfants, qui sont eux aussi étudiants, à participer à la manifestation de ce samedi ou à celles qui se sont tenues précédemment ?

« C’est difficile de les arrêter ! Ils sont connectés, mon rôle est donc davantage celui d’un accompagnateur. Je trouve que la période est grave car il y d’autres oligarques qui investissent dans les médias privés tchèques et il convient donc d’être vigilant et de rester éveillé. Cette présence dans les rues la veille du 30e anniversaire du 17 Novembre 1989 est pour moi un signal positif. Des choses vont se passer et il ne faut pas manquer l’occasion. Les jeunes ont toujours été des précurseurs, et peut-être le sont-ils aujourd’hui également. »