« Une recomposition de la scène politique tchèque »

Andrej Babiš, photo: ČTK

Respectivement directeur de Sciences-Po Dijon et chercheuse à l’Institut des relations internationales à Prague, Lukáš Macek et Veronika Bílková commentent, pour Radio Prague, les résultats des élections législatives. Comment expliquer le succès du mouvement ANO mais aussi du SPD (Liberté et Démocratie directe), autre parti anti-système, auprès des Tchèques ?

Tomio Okamura,  SPD,  photo: ČTK
Lukáš Macek : « Nous assistons au deuxième temps d’une recomposition de la scène politique tchèque. Cette recomposition a commencé en 2013 avec le succès de plusieurs partis anti-système, où en tout cas de partis nouveaux, dont ANO d’Andrej Babiš qui, aujourd’hui, apparaît toutefois moins comme un parti anti-système, car il a participé pendant quatre ans au gouvernement et a dirigé des ministères importants, comme ceux des Finances ou de la Justice. Le changement entamé donc en 2013 a touché essentiellement la droite. Aujourd’hui, nous assistons à un écroulement assez spectaculaire de la gauche gouvernementale, avec le Parti social-démocrate qui ne dépasse pas la barre des 10%. C'est là l'héritage d’une lente érosion de confiance en la classe politique qui remonte déjà à la seconde moitié des années 1990. Tout cela dans un contexte où la République tchèque va économiquement bien, mais dans un état d’esprit qui ne correspond pas à cette situation favorable, qui est marqué par une 'psychose' des migrants et un sentiment de menace. Ce sentiment explique certainement le score important enregistré par l’extrême-droite avec SPD. »

Quelles seront, d’après vous, les négociations post-électorales ? Le mouvement ANO sera-t-il en mesure de former une coalition gouvernementale viable ?

Andrej Babiš,  photo: ČTK
« Dans ces négociations, ANO sera incontournable. Si certains ont pensé qu’il pourrait y avoir une coalition anti-Babis de tous les petits partis qui s’allieraient contre ANO, ce scénario est quasiment impossible. L’avance d’ANO est tellement écrasante et la diversité des partis qui entrent au Parlement trop grande pour que l’on puisse envisager un tel scénario. ANO sera au gouvernement et mènera la danse. Il faudra compter sur l’influence du président Zeman qui va certainement vouloir tirer son épingle du jeu en essayant de peser sur ces négociations. La responsabilité sera grande sur les épaules d’Andrej Babiš qui devra décider s’il s’appuie sur des forces plutôt traditionnelles et proeuropéennes qui assureraient une certaine continuité avec les gouvernements précédents ou s’il se lance dans l'aventure par exemple d’un gouvernement minoritaire qui existerait grâce au soutien direct d’un parti anti-système. Evidemment, le scénario d’un gouvernement Babiš toléré par l’extrême-droite ou par les communistes marquerait une rupture radicale avec tout ce qu’on a pu vivre depuis la naissance de la République tchèque en 1993. »

« Le populisme du SPD est bien plus dangereux que celui d'Andrej Babiš »

Veronika Bílková de l’Institut des relations internationales ajoute :

Photo: ČTK
« La montée du populisme n’est pas spécifique seulement à la République tchèque. Nous assitons à une même tendance un peu partout en Europe. La politique actuelle est marquée par un certain déclin des partis traditionnels de gauche et de droite et par une montée des partis populistes de deux types. D’une part, il s’agit du populisme nationaliste qui prêche le retour aux valeurs traditionnelles. Ce type de radicalisme, représenté notamment par le parti SPD, est pourtant moins fort en République tchèque que dans d’autres pays de la région comme la Pologne ou la Hongrie. D'autre part, on trouve le 'populisme d’entreprise’, c’est-à-dire un populisme représenté par des personnes comme Andrej Babiš. Celles-ci font partie des élites et profitent du système politique et économique du pays tout en réussissant à persuader les gens du contraire et qu’elles représentent une alternative à ce système. Mais, encore une fois, cela n’est pas spécifique à la République tchèque. Nous observons un phénomène similaire avec Donald Trump aux Etats-Unis ou même avec Emmanuel Macron en France. »

Andrej Babiš a fondé son mouvement ANO en 2011 et 2012 avec justement cette idée du ras-le-bol des partis traditionnels. Mais quelles étaient les grandes lignes du programme du mouvement ANO pour ces élections ?

SPD,  photo: ČTK
V. B. : « Les grandes lignes sont toujours les mêmes : la lutte contre l’inefficacité, contre la corruption et contre les hommes politiques traditionnels. »

S’agit-il là de thèmes qui interpellent vraiment les Tchèques ?

« Tout à fait. Et pas seulement les Tchèques. Ce sont des thèmes très attractifs un peu partout en Europe, car les gens sont déçus des résultats de la politique des dernières décennies et veulent un changement. Cela est aussi dangereux parce qu’il peut s’agir d’un changement vers le pire. »

« Il y a des gens, aussi bien sur la scène politique que dans le public, qui ont peur d’Andrej Babiš et de ce type de ‘populisme d’entreprise’. Certains partis présentent les élections actuelles comme un tournant pour l’avenir du pays. Je trouve cela un peu exagéré. Je crois que c’est davantage le SPD qui est une force dangereuse. Son programme est vraiment extrémiste, nationaliste, chauvin. Andrej Babiš représente un autre type du populisme qui, certes, a ses problèmes, mais que je ne considère pas comme un danger pour le système démocratique. »