Emission spéciale Fête Nationale

Prague
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Bonjour à toutes les auditrices et tous les auditeurs des émissions en langue française de Radio Prague. Au nom de toute la rédaction, je vous invite à l'écoute d'une émission exceptionnelle, le 28 octobre, à l'occasion de la fête nationale de la République tchèque, que je suis ravie de pouvoir partager avec vous.

Cette année, plutôt que de vous raconter toute l'histoire de la création de la Tchécoslovaquie, je vous propose de prendre des chemins historiques détournés, et de vous plonger directement dans le destin d'un Tchèque pour qui la fin de la Première Guerre mondiale et surtout l'existence du nouvel Etat issu de la chute de l'empire austro-hongrois ont eu des répercussions directes et quasi immédiates sur sa vie. Avant de vous faire part de l'histoire de Rostislav Bartocha, francophile et francophone qui passa une bonne partie de l'année 1920 en France, grâce à une bourse d'études, rappelons quand même brièvement pourquoi et comment le 28 octobre est devenu la fête nationale des Tchèques.

Dès le début de la Grande Guerre, le futur président tchécoslovaque, penseur et défenseur de l'indépendance du pays, Tomas G. Masaryk s'est exilé en France, y a créé un organe de résistance anti-autrichien, et s'est efforcé, secondé par Eduard Benes et d'autres compagnons, de promouvoir auprès des grandes puissances alliées qu'étaient la France, l'Angleterre ou les Etats-Unis, l'idée d'un Etat tchécoslovaque. C'est la France qui en premier, reconnaît le premier gouvernement tchécoslovaque, créé à Paris, le 14 octobre 1918. Et avant même que l'armistice scellant la fin de la guerre ne soit signé, l'empire austro-hongrois est déjà fissuré de toutes parts : le 28 octobre, l'Etat tchécoslovaque naît officiellement, après près de trois siècles de gouvernance impériale.

Place Venceslas,  28 octobre 1918
Rostislav Bartocha est né en 1896, et décédé en 1978. Professeur de français et de latin dans la charmante ville baroque et universitaire d'Olomouc en Moravie, il écrit ses mémoires au début des années 1960, une autobiographie détaillée qu'il intitule "Rencontre avec la vie". Sur la somme de près de 2 000 pages manuscrites, se trouve le récit détaillé de ses souvenirs, concernant son séjour en France, entre avril 1920 et mars 1921, en tant que boursier au sein de deux universités françaises, celles de Strasbourg et de Paris. En effet, selon Bartocha, la France avait créé une bourse d'une valeur de 5 000 francs de l'époque pour vingt-cinq étudiants tchécoslovaques et ce, pour une durée de deux semestres.

Le texte de Rostislav Bartocha est riche en détails personnels et historiques. Il s'inscrit pleinement dans le contexte de l'après-guerre douloureux, mais qui est aussi un temps de renouveau, notamment pour la toute jeune Tchécoslovaquie, née sur les ruines de l'empire austro-hongrois. Outre une francophilie de toute évidence pré-existante au conflit mondial et à son séjour de boursier, Bartocha, en tant que Tchèque imprégné par les idéaux de l'autodétermination des peuples slaves avant-guerre, et ayant grandi au moment du paroxysme du réveil des nationalités, est reconnaissant envers la France de sa participation à la création de l'Etat tchécoslovaque et de son indépendance récemment acquise.

Bartocha rappelle le contexte de l'époque et l'orientation naturelle de Tomas G. Masaryk, père de la nation tchécoslovaque, vis-à-vis des puissances occidentales. Rien de plus naturel à l'époque en effet : la Tchécoslovaquie s'est toujours orientée à l'Ouest, au niveau des idées politiques et culturellement, elle s'en revendique, comme faisant partie intégrante. En outre, il explique qu'à l'Est, la révolution d'Octobre a eu lieu en Russie et ne correspond à aucune tradition historique du pays en plus de ne pas en avoir les faveurs. Ces liens culturels mutuels trouvent une illustration concrète par la création de liens scientifiques notamment, comme cette bourse créée pour les étudiants tchécoslovaques. Bartocha fait partie alors des heureux élus. Il se rend à une réunion au ministère de l'Education nationale où un des responsables fait un discours sur l'importance des liens avec la France :

Compagnie Nazdar
"Il rappela combien ces liens étaient rares, et surtout il nous remit en mémoire le discours de protestation de la diète du pays, en 1871 contre l'annexion de l'Alsace, il expliqua que c'était la France qui avait porté le plus lourd fardeau du conflit mondial, pays où avait été créée la compagnie Nazdar, soit la toute première unité de l'armée tchèque, il expliqua l'importance culturelle de la France pour le monde dans son ensemble et nous félicita, nous désignant comme les 'premières hirondelles du printemps de la solidarité franco-tchécoslovaque' ; bien sûr, il ajouta immédiatement que nous étions également les premières souris de laboratoire et qu'en tant que tels, nous devions nous attendre à d'éventuelles difficultés dans la mesure où il n'y avait aucun précédent où des étudiants auraient accompli un tel séjour en France."

En dépit de nombreuses tracasseries administratives qui ralentissent leur départ, la « caravane » des étudiants tchécoslovaques finit par se mettre en route à la fin du mois d'avril 1920, et après de multiples arrêts dans une Allemagne en proie à une agitation politique intense, du fait de « troubles communistes » écrit Bartocha, ils finissent, au bout de trois jours de train, par arriver à Strasbourg, où trois d'entre eux décident de rester, tandis que les autres continuent sur la capitale française.

L'ensemble des mémoires de Bartocha est rédigé de manière claire et lisible, dans une langue cultivée et recherchée. Ce ton et cette exigence envers le langage utilisé, qu'il s'agisse du niveau grammatical, syntaxique ou du contenu, sont évidemment ceux d'un professeur, mais aussi d'un homme né à la fin du XIXe siècle. Sa formation intellectuelle et universitaire, malgré les années de guerre qui l'ont happé au beau milieu de ses premières années d'étudiant, est une formation pétrie par les Humanités, mais par un style qui aujourd'hui peut nous paraître un peu désuet : ainsi ses descriptions sont parfois un peu grandiloquentes, mais elles restent intéressantes sur le fond, sur ce qu'elles révèlent de la France de l'époque, vu par les yeux d'un Tchèque. Bartocha note par exemple les différences avec leur héritage austro-hongrois par exemple dans les manifestations de la vie quotidienne ou dans les rues.

"Chez nous, et surtout en Allemagne, tout était corseté par une sorte de gravité semi-administrative pesante, par des obligations accablantes et des manières empreintes de dignité qui faisaient tout pour que rien ni personne ne se réjouisse. Là-bas, sur le sol de l'ancienne Gaule, le moindre chef de manoeuvre accomplissait son travail avec une affable légèreté, parfois presque avec nonchalance, mais avec tant d'esprit d'improvisation dans ses idées, toutes empreintes de joie et de gaîté. Comme si nous avions émergé des brumes nordiques pour pénétrer dans les clairs horizons du soleil méditerranéen. Derrière leur volant, les chauffeurs ne râlaient pas contre le passant, ils ne klaxonnaient pas furieusement et prématurément, au contraire ils freinaient avec le sourire ou bien vous évitaient gracieusement".

De toute évidence, la caractéristique si souvent jugée typique du « Français râleur » ne semble pas l'avoir effleuré ! Peut-être est-ce aussi le fait qu'il ait séjourné en Alsace. Une description d'autant plus révélatrice que cette région avait passé plus de quarante ans sous domination allemande avant de revenir à la France. Il évoque d'ailleurs cette situation d'entre-deux :

"Un jour, lors d'une réunion étudiante au Cercle Maréchal Turenne, c'est un Alsacien qui parla lui-même des relations des Alsaciens avec la France, racontant qu'en dépit de toute la haine éprouvée envers les Allemands, des liens s'étaient pourtant créés ; c'est parce que les Français ne comprenaient pas ces relations qu'on en arrivait à accuser les Alsaciens de germanophilie et à des controverses. Bien entendu, la propagande allemande en tirait profit. Dans l'ensemble on parvint à cette conclusion que ces relations ressemblaient sans doute à celles que nous entretenions avec les Slovaques. Nous fûmes plutôt surpris de voir que les Alsaciens étaient parvenus à cette analogie à partir de leurs propres renseignements".

Installé chez une logeuse de toute évidence sympathique, Bartocha rentre très vite dans les cercles mondains de la société locale grâce à son entremise et grâce aux salons et soirées qu'elle organise. Elle les emmène par exemple, lui et ses camarades, dans ses cercles d'amis :

"Au début, nous étions des personnes exotiques grâce auxquelles elle pouvait se mettre en valeur, mais en même temps, c'est ainsi qu'elle éveilla en nous notre sympathie pour la France et elle nous donna la possibilité de faire part de ce que nous savions sur notre patrie, sans compter que ces soirées étaient une bonne école pour notre français. »

Preuve que déjà à l'époque, ceux qui avaient une idée de ce qu'était la Bohême ou la toute nouvelle Tchécoslovaquie étaient réduits à la portion congrue, c'est que Bartocha doit faire de la "propagande culturelle" autour de lui, même aux bohémistes, sur Prague, son pays, en leur montrant des photos, leur faisant des récits... De nombreuses personnes lui demandent si on y parle allemand ou si le tchèque est une langue comme le hongrois ! A ce sujet, Rostislav Bartocha fait mention d'une anecdote et relate une conversation qu'il eut un jour à la poste, sur la situation géographique de la Tchécoslovaquie. Et la personne à la poste de demander naïvement :

"Est-ce en Amérique? (...)

- Non, c'est en Europe, c'est à peu près aussi loin que d'ici à Paris.

- Alors en Pologne ? En Autriche ? (...) Depuis quand existe cette république ?

- Savez-vous où sont la Bohême, la Moravie, la Slovaquie ?

- Oui.

- Eh bien, ça, c'est la République tchécoslovaque !"

Rien de nouveau sous le soleil donc, quand on sait qu'aujourd'hui, certains confondent Tchèques et Tchétchènes, et que lorsque la Tchécoslovaquie existait encore, d'aucuns hésitaient à penser qu'une guerre sanglante y faisait rage au début des années 1990 !

Mais revenons à Rostislav Bartocha et à ce début des années vingt où même deux ans après la fin du premier conflit mondial, les traces de la barbarie des armes sont encore visibles. Dans les Vosges où le jeune étudiant tchèque se rend en excursion, il est confronté à un paysage encore empreint de désolation : petites villes en ruines, villages brûlés et vidés de leurs habitants, bois explosés, nulle trace de vie ni de verdure, c'est ainsi que lui apparaissent les montagnes. De même que la ville de Reims, une étape sur sa route vers Paris, une « mer de ruines » au milieu de laquelle la cathédrale médiévale avait essuyé les tirs d'artillerie de l'armée allemande.

Paris est la deuxième étape du séjour de boursier de Rostislav Bartocha, un Paris aux larges avenues « chaotiques », remplies de passants et de myriades de voitures, une capitale mythique où le jeune Tchèque est conquis par l'architecture des bâtiments, qu'il trouve plus aérienne et variée que la pesanteur des bâtisses germaniques. Il compare notamment Paris et Prague. "A cause des banlieues, on a l'impression que Paris s'étale à l'infini. Le panorama pragois depuis le château de Hradcany est évidemment plus poétique, même s'il reste beaucoup plus modeste en surface. Et à Paris on ne trouve pas non plus d'équivalent à l'impressionnante vue depuis Hradcany, car il n'y a guère de tels contrastes dans les hauteurs. Il manque donc la gradation architectonique telle qu'en offrent les panoramas pragois. Mais comme on s'habitue vite à un milieu grandiose ! Nous nous disions, sans la moindre intention d'exagérer les choses, que Prague n'était pas beaucoup plus petite que Paris, que l'animation de ses rues ne cède rien à celle de Paris. Par la suite, après notre retour, notre collègue Benjamin s'exprima à peu près en ces termes : 'J'avais l'impression que Prague était devenue un village. Autrefois je regardais de tous côtés et faisais attention à ne pas me faire renverser - mais il n'y a quasiment rien dans les rues...' Et c'était un Pragois de naissance ! "

Pourtant, même si la capitale française le séduit, c'est de toute évidence son séjour à Strasbourg qui lui a été le plus profitable, tant pour la langue, que pour les personnes rencontrées et appréciées, ou que du point de vue des cours qu'il suit à l'université par exemple. Un jour, peu après son arrivée dans la capitale française, il croise par hasard des collègues boursiers tchécoslovaques. "C'était une bonne surprise et un bureau de renseignement tout trouvé. Mes collègues n'étaient pas particulièrement satisfaits à Paris, surtout parce qu'il ne s'étaient pas du tout intégrés à la société française et n'avaient pas beaucoup appris de français, mais comme ils le concédèrent volontiers, du fait qu'ils restaient toujours ensemble et parlaient exclusivement tchèque. Je m'en rendis compte par moi-même. » Bartocha lui-même déplore l'absence de contacts avec les étudiants français. "Notre colonie estudiantine se rencontrait à l'Institut slave, au 9 de la rue Michelet, si je ne m'abuse, à quelques pas des Jardins du Luxembourg, juste à côté de la maison d'Ernest Denis, qui participa même à certaines de nos soirées. Nous avions une pièce commune à l'Institut slave où se trouvait un bon piano sur lequel je jouai à de nombreuses reprises, à chaque fois pour quelque auditeur reconnaissant. Quelques familles françaises venaient également, mais rien de comparable avec ce que cela avait été à Strasbourg !"

Car de même qu'à Strasbourg, Rostislav Bartocha se fait fort d'illustrer la réputation bien faite des Tchèques, même auprès des Français, comme une nation de musiciens, et interprète à l'envi des oeuvres de Smetana ou de Fibich par exemple, comme les petites pièces pour piano, Etats d'âme, Impressions, Souvenirs.

Rostislav Bartocha s'épanche à de nombreuses reprises au cours de son récit, en pointant du doigt les folies d'un monde qui après avoir connu les ravages de la Grande Guerre, ne put empêcher d'autres vies perdues, d'autres destins brisés. Si son récit comporte parfois des passages assez conventionnels, ou au ton un peu trop sentencieux, l'ensemble des souvenirs de Rostislav Bartocha sur ses huit mois de vie à la française, est néanmoins un regard unique sur l'après-guerre de la France et de la nouvelle Tchécoslovaquie. Un destin d'un futur professeur de Français qui, marqué par ces premières décennies du XXe siècle, subira également les conséquences des remous politiques et changements des décennies suivantes. Car difficile de ne pas partager son amertume, lorsque l'on sait que ce voyage en France, dans le pays dont il avait appris à aimer la langue et la culture, sera le seul et unique qu'il fera, les conditions économiques et politiques des années suivantes tirant un trait définitif sur toute aspiration à s'y rendre à nouveau...


Remerciements chaleureux aux Archives régionales d'Etat de la ville d'Olomouc et à son directeur, M. Bohdan Kanak, qui m'ont permis de consulter les mémoires de Rostislav Bartocha et d'en utiliser des passages afin de les traduire en français.