« La meilleure façon de rendre hommage à Jan Palach est de défier la peur dans notre société »

Tomáš Halík, photo: ČTK/Ondřej Deml

Il y a précisément 50 ans, le 16 janvier 1969, l’étudiant tchèque en histoire, Jan Palach, s’immolait par le feu sur la place Venceslas, en plein centre de Prague. Le jeune homme de 20 ans a succombé à ses blessures trois jours plus tard, laissant un souvenir douloureux dans la mémoire des Tchèques, ces Tchèques dont il regrettait la résignation après l’écrasement, par les troupes soviétiques, du mouvement réformateur dit du Printemps de Prague. Cinquante ans après, les Tchèques se souviennent et s’interrogent sur son geste bouleversant.

Tomáš Halík,  photo: ČTK/Ondřej Deml
Des messes, expositions, débats, conférences, concerts et autres manifestations sont organisées cette semaine en souvenir de celui que le prêtre Tomáš Halík, une des grandes figures de l’Eglise catholique tchèque, qualifie de « saint non-canonisé ».

Né en août 1948 dans la famille d’un petit commerçant dont le magasin de confiserie a été étatisé par les autorités communistes, Jan Palach était un passionné d’histoire. Il a d’abord étudié l’économie politique, pour être enfin admis, en 1968, à la Faculté des lettres de l’Université Charles. Son rêve d’étudier l’histoire se réalise alors qu’un autre rêve, qu’il partage avec ses compatriotes, celui de vivre dans une société libre et démocratique, s’envole avec l’invasion des troupes du Pacte de Varsovie en Tchécoslovaquie, en août 1968.

Jeune intellectuel introverti, mais bon et sensible selon ses amis, Jan Palach participe activement aux débats et réunions organisés à la faculté, ainsi qu’à la grève des étudiants. De nombreux historiens estiment que Jan Palach envisage, lui-même, dès les premiers jours de l’occupation, un acte de protestation. On peut supposer que la détermination de l’étudiant est de plus en plus forte, à mesure que ses compatriotes baissent les bras et finissent par accepter le diktat de Moscou.

Les gens ont oublié l'ambiance du Printemps de Prague

Photo: Martina Schneibergová
La révolte de Jan Palach prend une forme extrême, celle d’un sacrifice. Devant le Musée national de Prague, l’étudiant s’asperge d’essence et prend feu. Aujourd’hui encore, les Tchèques s’interrogent sur les motivations de son acte, un acte de désespoir pour certains et de courage pour d’autres. On écoute la sociologue et ancienne dissidente Jiřina Šiklová :

« Je pense qu’il s’est immolé pour secouer les gens qui étaient complètement découragés et déprimés. Il semblait qu’ils avaient oublié ce qui s’était passé six mois auparavant, lors du Printemps de Prague. Palach a peut-être pensé que par son acte, il pourrait les réveiller, éveiller en eux les souvenirs qui finalement étaient encore très récents. »

L’historien Petr Blažek, lui, cherche une explication dans les lettres que Jan Palach a adressées à ses amis, ainsi qu’à tous les Tchèques :

« Il dit clairement dans ses lettres qu’il faut créer une pression sur les autorités officielles afin qu’elles mettent en place certaines mesures. Plus concrètement, Jan Palach a revendiqué la suppression de la censure, ainsi que l’interdiction d’un journal de désinformation diffusé en Tchécoslovaquie, depuis août 1968, par une rédaction créée auprès des ‘armées alliées’ comme cela a été indiqué dans le journal-même. L’existence de ce journal édité de facto de manière illégale par les autorités soviétiques, a suscité un véritable débat dans la société. Palach a donc formulé ces deux revendications. Lorsqu’il a été transporté à l’hôpital, il aurait dit à une infirmière qu’il s’était immolé par le feu ‘pour que les Russes partent’. Je crois donc que l’on ne peut pas expliquer son acte par une seule motivation. Il voulait certes réveiller les Tchèques de leur léthargie, mais c’était aussi une forme de protestation contre l’occupation soviétique. »

Photo: Magdalena Hrozínková

Silencieux, nous avons traversé la place Venceslas

Après la mort de Jan Palach, survenue le 19 janvier 1969, les Tchèques, toutes générations confondues, sont sous le choc. Le musicien folk Bohdan Mikolášek, qui allait plus tard émigrer avec sa famille en Suisse, se souvient :

« Je garde un souvenir particulièrement fort du jour où Jan Palach est mort. Nous, les étudiants, nous avons accroché un insigne tricolore à nos manteaux, ainsi qu’un bandeau noir. Silencieux, nous avons traversé la place Venceslas. Respectant ce silence pesant et omniprésent, je suis arrivé à la cité universitaire. Dans ma chambre, j’ai pris ma guitare et j’ai composé une chanson que j’ai intitulée ‘Ticho’ (Silence). »

Všetaty,  commune natale de Jan Palach,  photo: Martina Schneibergová
Plusieurs Tchèques, inspirés par le sacrifice de Jan Palach, s'immoleront aussi, notamment l'étudiant Jan Zajíc le 25 février à Prague et le technicien Evžen Plocek le 4 avril de la même année à Jihlava.

Même si les revendications de Jan Palach n’ont pas été remplies par les autorités, même si celles-ci ont réussi à installer, pour vingt ans, un régime dit de « normalisation politique » en Tchécoslovaquie, la mort en martyr du jeune étudiant est restée un cauchemar pour le pouvoir communiste.

Jan Palach est d'abord enterré au cimetière pragois d'Olšany et sa tombe devient immédiatement un lieu de pèlerinage. En 1973, la police secrète l'exhume pour l'incinérer et enterrer ses cendres dans sa commune natale de Všetaty. Ce n’est qu’après la chute du régime communiste que les cendres de Palach ont été rapatriées à Olšany. Avant cela, en janvier 1989, des manifestations importantes en hommage à Jan Palach, brutalement réprimées par la police communiste, ont été un prélude à la révolution de Velours…

Palach n'a pas dit « non » à la vie, au contraire !

Pour le prêtre Tomáš Halík, nul ne peut douter du sens du sacrifice de Jan Palach, dont le legs est toujours d’actualité :

« Je suis né la même année que Jan Palach, nous avons fréquenté la même faculté, mais nous ne nous sommes jamais rencontrés. Je me souviens avoir apporté son masque mortuaire à l’église Saint-Thomas, à Prague. Lorsque je cachais son masque sous mon manteau, je m’étais promis d’être comme lui, de ne jamais trahir la vérité, même en renonçant à une belle carrière professionnelle. Son acte n’était pas un suicide, il n’a pas dit ‘non’ à la vie. Au contraire ! Il nous a montré combien notre vie était précieuse. Aujourd’hui, nous ne vivons plus dans un régime totalitaire. Tout dépend de nous, de notre volonté ou non de participer à la vie publique, de défendre la vérité dans la vie de tous les jours, de défier la peur et la panique dont profitent les populistes. Nous pouvons difficilement rendre hommage à quelqu’un qui a surmonté la peur, en vivant nous-mêmes dans la peur. »