Serge Klarsfeld : « L’Album d’Auschwitz, un document qui équivaut les manuscrits de la Mer morte pour Israël »

Photo: Le Musée juif de Prague

La Galerie de la Ville de Prague propose jusqu’au 20 septembre une exposition présentant les photographies tirées de ce que l’on appelle L’Album d’Auschwitz. Sur près de 200 clichés apparaissent les visages de milliers de Juifs de Hongrie et de Ruthénie subcarpathique (soit une région de l’ancienne Tchécoslovaquie), qui périront dans ce camp dont le nom est à jamais synonyme de la barbarie nazie. Pour parler de cet album et de son importance historique Radio Prague s’est entretenue avec l’historien français et célèbre chasseur de nazis, Serge Klarsfeld lors de son récent passage à Prague.

Photo: Le Musée juif de Prague
L’histoire de L’album d’Auschwitz est faite de hasards improbables et de multiples péripéties. En 1945, alors que le camp de concentration de Dora, en Allemagne, est libéré, une détenue du nom de Lili Jacob découvre dans un baraquement déserté par les SS un album de photographies représentant l’arrivée des convois de Juifs de Ruthénie subcarpathique au camp d’Auschwitz. Sur ces photographies, prises courant de l’été 1944, elle se reconnaît elle, mais aussi sa famille, ses proches, son rabbin… autant de personnes dont elle découvrira par la suite qu’elles ont été exterminées peu de temps après leur arrivée.

Ces photographies ne montrent pas explicitement le sort de la majeure partie de ces Juifs, mais plutôt la sélection opérée par les nazis, entre ceux qui seront destinés aux chambres à gaz et ceux qui serviront de main d’œuvre corvéable à merci. Lili Jacob, qui a 18 ans à l’époque, a eu plus de chance que sa famille : choisie pour aller travailler, c’est ainsi qu’elle a survécu et s’est finalement retrouvée au camp de Dora où elle a découvert l’album.

Beate et Serge Klarsfeld,  photo: ČT24
Au tournant des années 1970-1980, c’est par l’intermédiaire de l’historien français Serge Klarsfeld que L’album d’Auschwitz va se retrouver accessible au grand public. Présent à Prague il y a quelques temps à l’occasion de l’exposition à la Galerie de la Ville de Prague, il rappelle en quoi l’histoire de l’album est intimement liée à la Tchécoslovaquie :

« En 1979, j’avais envoyé à Prague un jeune étudiant avec pour mission de regarder ce qu’il en était des cimetières juifs et d’essayer d’entrer au Musée Juif d’Etat pour voir ce qu’il y avait d’intéressant. Il a bien réussi sa mission car il m’a envoyé 70 photos représentant les Juifs à l’arrivée à Auschwitz. Je connaissais toutes ces photos, mais je croyais qu’elles venaient d’Auschwitz. En fait, le Musée juif de Prague avait envoyé une copie des photos qu’ils avaient à Auschwitz et là-bas, au lieu de mettre ‘provenance : Musée juif de Prague’, on avait juste écrit ‘Auschwitz’. Comme ça représentait les Juifs à Auschwitz, tout le monde pensait que ça venait de là. En outre, à l’époque il n’y avait pas de relations entre les historiens de l’Ouest et de l’Est, on ne s’était pas rendus à Auschwitz et on n’avait pas pu se rendre compte de cela. Moi je me suis rendu compte de cela. L’étudiant m’a dit qu’il y avait environ 150 photos au Musée juif de Prague avec des négatifs en verre. J’ai compris que ça venait d’un seul album et j’ai commencé une enquête pour connaître l’histoire de cet album. Grâce aux ouvrages de Kraus et Kulka qui ont publié les premiers ces photos en 1956, j’ai compris que cela venait d’un album découvert par une déportée. Par la suite, elle avait fait faire ces duplicatas à Prague en se faisant payer pour partir aux Etats-Unis. Au procès d’Auschwitz à Francfort, en 1964, Lili Jacob était venue avec l’album, une photo avait servi à identifier Baretski, un des SS qui faisait la sélection. J’avais en main les résultats de l’enquête et le résultat, c’est que l’album original se trouvait probablement aux Etats-Unis chez Lili Jacob. »

Serge Klarfeld continue donc son enquête et finit par retrouver Lili Jacob, qui entre temps a changé de nom, grâce à un détective, aux Etats-Unis. Il finit par la convaincre, malgré ses réticences premières, de faire don de cet album à Yad Vashem, en Israël, le mémorial des victimes juives de la Shoah. Au même moment, Serge Klarsfeld décide qu’il faut également en informer largement le grand public. Avant de publier les reproductions des photos en livre, il prévient aussi la presse :

Photo: Le Musée juif de Prague
« J’ai tout de suite prévenu le New York Times un article. J’ai dit que c’était le document le plus précieux de toute la Shoah. Et que c’était un document qui équivaut aux manuscrits de la Mer morte pour ce qui concerne Israël. Sans lui, on ne visualiserait pas ce qu’a été l’extermination des Juifs dans un camp. On y voit en effet l’arrivée de plusieurs convois qui vont en grande partie disparaître dans les chambres à gaz. »

Aujourd’hui encore, on ne sait pas dans quel but a été constitué cet album photos ni même combien de clichés au total ont été pris par le ou les photographes, comme le précise encore Serge Klarsfeld :

« Peut-être y a-t-il eu 10 000 photos mais à un moment donné quelqu’un a constitué un album. Pourquoi cet album a été constitué ? A mon avis on ne le saura jamais… Il y a marqué dessus en allemand : ‘La réinstallation des Juifs de Hongrie’, et ça s’arrête à la porte de la chambre à gaz. On voit le crématoire derrière, soit le bâtiment où se trouvaient la chambre à gaz et les fours crématoires. On ne saura jamais si ça a été constitué dans un sens de documentation de la mise à mort ou comme documentation presque de témoignage donc de résistance. Le service anthropométrique était le seul à pouvoir prendre des photos. Là, il y a des photos qui sont prises en haut d’un train, donc il a fallu que quelqu’un monte sur ce train, et ça ne pouvait être qu’un SS. »

Ce serait donc bel et bien dans les rangs des bourreaux qu’il faudrait chercher le photographe qui a immortalisé ceux qu’ils allaient faire périr peu de temps après. Serge Klarsfeld rappelle à cette occasion que deux SS sont considérés aujourd’hui comme les auteurs de ces clichés :

Photo: Le Musée juif de Prague
« Il n’y en avait que deux qui dirigeaient le service anthropométrique. Un qui s’appelait Walter et qui a reconnu au procès de Francfort avoir pris 40 photos de cet album, et son adjoint Hoffmann, qui était un SS bienveillant, aurait pris le reste des photos. Est-ce qu’Hoffmann qui était bienveillant a voulu laisser un témoignage ? Est-ce qu’il a donné les photos à un déporté ? On ne peut pas savoir, on ne le saura jamais. Sinon, le service anthropométrique a pratiquement tout détruit et on a donc très peu de photos de ce service qui sont restées à Auschwitz. »

Les photographies prises par ces deux SS ont capté les moments de l’arrivée de plusieurs convois vers la fin mai ou début juin 1944. Selon certaines sources, ces photographies auraient été prises pendant une seule journée, d’autres au contraire estiment qu’elles ont été réalisées sur plusieurs semaines.

La plupart des déportés visibles sur ces clichés sont originaires des villes de Berehove, Moukatcheve et Oujhorod, en Ruthénie subcarpathique, une région aujourd’hui ukrainienne mais rattachée à la Tchécoslovaquie de l’après-1918. En 1938, suite aux Accords de Munich, la Tchécoslovaquie est amputée des Sudètes, mais également de cette région orientale qui est annexée par la Hongrie trois jours après l’invasion du pays par les armées hitlériennes en mars 1939.

C’est d’ailleurs pour cette raison que ces convois sont souvent désignés comme transportant les Juifs de Hongrie. En réalité, d’après les témoignages recueillis auprès des rares survivants des camps de la mort, ces populations parlaient le yiddish à la maison et se considéraient tous comme citoyens tchécoslovaques. A Auschwitz, plus d’un million de Juifs d’Europe ont trouvé la mort, dont 75 000 venaient de cette province de Ruthénie subcarpathique.

Photo: Le Musée juif de Prague
Ce qui frappe lorsque l’on regarde ces photographies, c’est qu’elles ne montrent pas la violence pure, mais plutôt l’horrible quotidienneté des convois de déportés arrivant à Auschwitz, la plupart des personnes ignorant tout du sort qui les attend. Serge Klarsfeld :

« Ce qui est indiqué sur l’album, c’est qu’il s’agit de la ‘réinstallation des Juifs de Hongrie’. Réinstallation où ? Ça se termine dans un bois de bouleaux. Donc une réinstallation par la cheminée. Mais en effet, prendre des photos est un geste plutôt amical qu’inamical. Quand les gens sortaient des trains après un voyage interminable et terrible, le fait d’avoir quelqu’un qui met un appareil photo en face et qui photographie est un geste d’apaisement… Donc sur les photos on en voit qui sourient un peu, une autre tire la langue. Mais, en général, ils sont plutôt tranquilles quand ils voient que quelqu’un les photographie. Ils ne s’imaginent pas que quelqu’un va les pousser dans un endroit où on va les mettre à mort. On peut voir les photos sous différents angles… »

70 ans après la fin de la Seconde guerre mondiale, l’exposition des photos de L’Album d’Auschwitz est une première à Prague et en République tchèque. En dépit du fait que le Musée juif de Prague ait eu en sa possession des copies de ces photos, celles-ci n’avaient encore jamais été présentées au public tchèque. 70 ans après la libération des camps, c’est aussi une façon d’honorer la mémoire de ceux qui ont péri, mais dont le regard et la présence sont à jamais fixés par ces photographies.