Cirque : Poivre Rose avec Iva Bittová en première mondiale à Prague

Iva Bittová, photo: CTK

Le festival du cirque contemporain « Letní Letná » a proposé en première mondiale une création internationale. Il s’agit du spectacle « Le Poivre Rose : Réflexion circassienne sur l’ordre et le désordre du genre » qu’a réalisé la compagnie franco-belgo-canadienne du « Poivre Rose » en collaboration avec la chanteuse tchèque Iva Bittová.

Iva Bittová,  photo: CTK
« Le Poivre Rose » déconstruit les notions du masculin et du féminin, comme il le promet en titre. Les artistes, liés par des relations familiales ou de maître et de domestique, enchaînent des scènes qui racontent les expériences communes. Ce qui surprend, c’est alors le bouleversement des codes masculins et féminins dans la pièce. Les hommes n’y sont pas nécessairement toujours forts et héroïques. Il y a un numéro d’acrobatie où la femme est celle qui tient le voltigeur et non l’inverse.

En revanche, les femmes adoptent des gestes associés à la masculinité et lors d’un numéro, une femme remplace un homme dans son rôle classique. Par exemple, une voltigeuse se met sur la tête de l’autre et elles réalisent toute l’acrobatie qui se fait habituellement entre homme et femme. Le public peut voir des combinaisons de numéros inhabituelles et c’est grâce à cela qu’il peut se rendre compte à quel point les codes masculins et féminins dominent notre imaginaire même dans le cirque.

A la veille de la première qui s’est tenue le dimanche 17 août, après la répétition générale, Amaury Vanderborght, un des fondateurs de la Compagnie du Poivre Rose, a parlé au micro de Radio Prague.

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D’où est venue l’idée du nom du Poivre Rose ?

« C’est très drôle, j’ai fondé la compagnie avec une québécoise Claudel Doucet et j’étais en visite chez elle en Allemagne où elle travaillait. On cherchait un nom et on avait mis un grand papier sur le mur, on écrivait les noms de compagnies et on ne trouvait pas. On savait que l’on voulait travailler sur les codes-hommes, codes-femmes. Je crois qu’elle est partie au supermarché et qu’elle a vu le poivre rose et elle m’a appelé pour me le proposer. Le poivre est une épice mâle mais avec une couleur associée aux femmes, ce qui déconstruit la notion de ce qui est masculin et féminin. »

Comment vous êtes-vous connus ?

« Autre histoire drôle : dans un bar de transgenre à Berlin. A ce moment-là, on ne savait pas encore que nous allons travailler sur le genre. On avait des amis communs et on a fait la fête toute la nuit avec toute sorte de personnes. On s’est revu et on s’est dit qu’on aimerait bien travailler ensemble et il y a des choses qui nous dérangeaient tous les deux dans le cirque. Donc on s’est dit que nous allions essayer ça ensemble. »

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Donc de vous deux est venue l’étincelle, comment se sont associés les autres ?

« Il y a la cousine de Claudel, Valérie, la Québécoise. Elles avaient vraiment envie de travailler ensemble et c’était une bonne occasion. Avec Thomas, on a fait la même école, mais il en sortait quand j’y suis entré. Il nous manquait un garçon, on voulait un vrai garçon avec des poils et de la barbe. Sous l’impulsion d’une amie, j’ai contacté Thomas et ça l’a intéressé. Après, Antoinette, qui a 60 ans, qui est photographe de cirque, mais aussi photographe de pub. On se connaît depuis que j’ai quatorze ans. On a fait des stages de trapèze ensemble, c’est un peu ma deuxième maman. Je me suis toujours dit que si un jour je fondais ma compagnie, je l’inviterais parce qu’elle mériterait d’être sur scène et non toujours derrière la scène en train de prendre des photos. »

Quels étaient ces éléments qui vous gênaient dans le cirque ?

« A chacun sa propre perception des choses, mais en tous cas pour moi c’était assez dérangeant de voir le rapport à la masculinité dans ce que je fais et dans ce rôle qu’on doit tenir. Du coup, j’avais toujours un peu envie de travailler dessus. Avec ce spectacle, on a abordé la question, mais on y a pas du tout répondu, on a peut être juste ouvert une petite porte. Le reste s’est beaucoup fait en fonction de la musique. La musique d’Iva Bittová a apporté une couleur très tchèque, de l’Europe centrale, qui colorise tout ce récit. Cela s’est articulé autour d’une famille. C’était le choix du metteur en scène de vouloir clarifier les rapports entre nous. On était donc une famille. Et qu’est-ce qui se passe dans cette famille ? Entre la mère, le fils, la sœur, la domestique, le domestique, entre la sœur et le domestique, ce sont les histoires racontées au cours de ce spectacle. »

Iva Bittová,  photo: CTK
Quelle est l’image de la masculinité dans le cirque ?

« Pour moi, c’est l’homme tout puissant, l’homme fort, l’homme statue, l’homme qui porte et qui de par sa corpulence implique ce rôle parce qu’il est fort. Néanmoins, moi, par expérience, pour avoir été dans des salles comme ici ou ailleurs où il y a 500 personnes qui te regardent, des fois tu n’as pas forcément envie d’être cette force, de jouer ce rôle, de tenir ce rôle très droit. Moi, ça m’a toujours un peu dérangé. Ce n’est pas la féminité que j’ai envie d’explorer, c’est ce qui est ailleurs et ce que ma discipline me permet de faire. »

En pratique, comment vous déconstruisez l’image de la masculinité dans le spectacle ?

« Je ne sais pas si dans ce spectacle on a vraiment réussi parce que ce n’est pas un processus qui se fait en une fois. Et comme on est six avec Iva Bittová et cinq à avoir fait la création, il y avait des envies différentes. Ce sujet était notre corpus de départ, mais on a fait beaucoup d’exercices. On s’est mis des rôles sur les agrès. On essayait différentes couleurs et gestuelles. On avait travaillé avec Christian Lucas, le metteur en scène, mais aussi avec un chorégraphe venu de l’extérieur, Benjamin Kahn. Là, on travaillait plus sur les couleurs, sur les corporalités et les façons de bouger qui font qu’un geste peut témoigner d’un genre ou d’un autre. Mais je n’ai pas forcément envie de dire au public qu’il faut qu’il voit ça dans le spectacle. Le public voit toujours ce qu’il a envie de voir et il se fait toujours sa propre histoire, sans me lâcher de toute ma responsabilité en tant qu’artiste. Si le public est touché c’est parce qu’il a envie d’être touché et s’il ne comprend pas, ce n’est pas grave. »

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Comment vous avez construit le spectacle ?

« Il y avait une très grosse phase de recherche, théorique, si je peux me permettre, on a lu des bouquins, les ouvrages de références de Judith Butler et d’autres mais qui ne nous intéressaient pas forcément. Il y avait alors beaucoup de recherche en amont, il y avait l’envie de travailler sur le genre, sur le printemps, il y avait beaucoup d’envies. Déjà on a essayé de voir ce qu’on pouvait faire nous cinq ensemble. Après cela, on construit beaucoup de matière que l’on a condensée dans un show de 20 minutes qu’on a présenté en mars à Bruxelles et ensuite on a rencontré Christian, le metteur en scène, et on lui a montré ces vingt minutes de la matière et après il a dit ce qu’il y voyait. On a eu une discussion avec lui, on était d’accord avec certains de ses choix et d’autres moins et nous avons trouvé des compromis. On a gardé l’idée de la famille, qui un jour était riche, qui ne l’est plus du tout mais qui pense qu’elle l’est encore. On a gardé cette couleur-là et on a joué avec ces personnages-là. »

Votre première se tient ici à Prague en présence d’Iva Bittová.

« Oui, on l’a rencontrée il y a seulement une semaine, on a travaillé beaucoup sur bandes sonores, pendant le processus de création, on avait toute sa discographie. Surtout moi, j’ai fait beaucoup de recherches car c’était moi à la base qui était très intéressé par son travail. J’ai déniché les vieux albums dont elle ne se souvenait même plus. Après on s’est construit cette palette de musique, on a choisi dedans. On communiquait par email. On lui envoyait nos vidéos. Il y a une semaine, elle est arrivée ici, toute préparée. Il y avait quelques prises de becs mais rien de grave. Iva est très directe, très professionnelle, elle sait ce qu’elle veut. Après il a fallu un tout petit peu ajuster cela. Là on n’est pas loin du résultat, il y encore un peu de boulot à mon avis, mais on va surtout s’amuser et rencontrer pour la première fois un vrai public, ça sera le public tchèque et on est très curieux de savoir comment est-ce qu’il réagit. »

Photo: CTK
Le spectacle serait-il très différent quand vous allez le jouer sans et avec Iva Bittová ?

« Je dirais qu’il s’agit d’une variation. L’essence même du spectacle reste la même mais quand Iva est là, il y a une plus grosse part d’improvisation musicale, parce que nous on ne peut pas se permettre d’improviser tant que ça. Même si sa musique est aussi très cadrée, elle reste dans les mêmes couleurs. Quand le spectacle est sans elle, cela marche d’une façon différente. Comme elle a vraiment le rôle de conteuse, c’est par la musique que l’action naît. Quand elle n’est pas là, on est plus directement plongés sur ce plateau avec ces personnages-là. Elle nous permet de ressortir un peu de cette pièce, parce qu’elle se balade, on va l’observer dans son coin, on l’écoute, on la voit, c’est une présence qui est différente. C’est une valeur ajoutée. Mais le spectacle on l’a créé sans elle et il a déjà fonctionné. »

L’organisation de la scène semble bien fonctionner aussi dans un théâtre, pas nécessairement au cirque…

« C’est construit pour un théâtre, ici, c’est une adaptation. »

Pourquoi y a-t-il tellement de seaux sur la scène ?

« On avait vraiment envie de trouver un élément scénographique clair, redondant. Le seau c’est très rustique, campagnard et nous avons un côté très propre, on s’est dit que le contraste serait intéressant. Il y a aussi toute l’histoire de ce que le sceau peut contenir, mais c’est parce qu’on s’est beaucoup amusés avec les sceaux On s’est dit qu’on les aime bien là, pendu, espèce de cathédrale de péquenauds à la campagne. On s’est dit que c’était leur lustre à eux. On s’est dit qu’ils ont ainsi décoré leur intérieur, alors pourquoi pas. »

Photo: CTK
Pour récapituler, les membres de la Compagnie du Poivre Rose sont cinq. Amaury Vanderborght, qui était au micro de Radio Prague, est voltigeur au trapèze et acrobate à la corde lisse. Il est Belge, tout comme Antoinette Chaudron, photographe de scène. Puis, il y a deux Canadiennes, cousines, les deux diplômées de l’École Nationale de Cirque de Montréal, Claudel Doucet fait entre autres du tissu aérien et Valérie Doucet, elle, se spécialise en équilibre sur cannes. Enfin, le Français, Thomas Dechaufour, diplômé de l’École Supérieure des Arts du Cirque (ESAC) de Bruxelles, il fait du mât chinois.

Le spectacle du « Poivre Rose » se veut être une célébration de l’authenticité décalée. Comme l’a dit Amaury, il s’agit de la première création de cette compagnie. Ils ont posé beaucoup de questions sans pour autant apporter des réponses. La pièce a confirmé la complexité des affaires du genre. S’il y a eu une volonté de déconstruire cette notion et sa signification dans le monde du cirque, certains gestes restent basés sur les stéréotypes. Notamment la représentation d’une fille par un garçon amplifie des mouvements, comme ceux des fesses ou des mains caricaturaux qui ne sont guère représentatifs de la réalité.

La compagnie entame sa tournée, notamment en France au festival d’Auch. A priori elle se déplace sans Iva Bittová, la chanteuse auteure de la musique, mais une variation du spectacle permet également de faire venir Iva là où la pièce sera jouée. Si les cinq artistes poursuivent leur coopération, le public peut se réjouir car ils n’ont certainement pas dit leur dernier mot avec le spectacle « Le Poivre Rose ».