Benoît Delépine : « Parler bien des gens modestes »

'I Feel Good', photo: Festival du film français

En France, Benoît Delépine et son comparse Gustave Kervern se sont fait connaître grâce à l'émission satirique Groland sur la chaîne câblée Canal +. Cet humour complètement décalé, cet univers personnel, ils l'ont aussi décliné sur grand écran avec plusieurs longs-métrages. Aaltra et Avida étaient à la limite de l'expérimental. Plus tard, avec Louise Michel ou encore Mammuth, ils ont mis en scène des personnages dont l'une des caractéristiques communes est, entre autres, de prendre une revanche sur un système qui les écrase. Leur dernier film, I Feel Good, avec Jean Dujardin dans le rôle principal était présenté cette semaine lors de la 21e édition du Festival du film français. Benoît Delépine était présent. Radio Prague lui a d'abord demandé de quelle maladie semblait souffrir le personnage joué par Jean Dujardin.

Benoît Delépine,  photo: Eva Kořínková / Festival du film français

« La maladie de Jacques Pora, c’est la maladie de la réussite avant tout, du capitalisme. Ça le mine, ça devient une obsession pour lui qui devient à la limite du maladif. C’est ce qui nous a fait rire chez ce personnage. Il est attachant malgré tout parce qu’il essaye effectivement d’imiter les capitalistes les plus en vue, il lit leurs bouquins. Pour lui tout est à reprendre. Mais en fait ça ne va pas du tout. On se rend compte petit à petit que ce type se fait passer pour ce qu’il n’est pas, qu’il a toujours le visage bronzé dans un pays dans un peignoir d’un hôtel de luxe. En fait peu à peu on s’aperçoit qu’il est au bout du rouleau en fait. C’est sa dernière carte en fait. C’est un SDF qui joue sa dernière cartouche. Et c’est en cela qu’on peut tous le trouver très attachant. »

Est-ce une maladie répandue dans nos sociétés ?

'I Feel Good',  photo: Ad Vitam
« Peut-être pas au point où lui en est. En tout cas, ça peut devenir terrifiant. Ça l’est. Quand on s’aperçoit que des gens peuvent gagner des milliards de milliards, de quoi vivre des centaines d’années, eux et leur descendance, sans que ça leur pose des questions, il y a un souci. Un souci psychologique en tout cas. »

C’est très actuel. Et d’ailleurs il y a une sorte de carambolage entre l’actualité et votre film. Un de ses objectifs est de se retrouver parmi ces grands magnats du CAC 40. Il y a une scène où l’on voit d’ailleurs la photo de Carlos Ghosn, le patron de Renault, qui vient d’être arrêté ces derniers jours. Pour le coup, le film est en retard sur l’actualité…

« Il a un espèce d’album Panini pour les milliardaires. D’habitude les gens ont un album pour les footballeurs, mais lui c'est pour les milliardaires. Effectivement, on a non seulement mis Carlos Ghosn mais aussi notre patron actuel, Bolloré, on a mis tout le monde. Je ne sais pas si tous ceux qui sont dans l'album vont avoir des soucis (rires) ! C'est possible, c'est la malédiction... »

Et la maladie...

« La maladie aussi, sait-on jamais ! »

'I Feel Good',  photo: Festival du film français
Le village Emmaüs de Lescar-Pau est assez particulier. Pourquoi avoir tourné dans ce lieu précis ? Pourriez-vous le décrire visuellement ?

« En France, tout le monde connaît les villages Emmaüs. Ce sont des villages où les chiffoniers vivent ensemble, vont récupérer un peu partout des meubles, des ustensiles, des vêtements pour les revendre au bénéfice d'Emmaüs. Celui-ci est très particulier. Il est né de l'inspiration de Germain Sarhy, son créateur... Ils vont beaucoup plus loin. Avec le bénéfices qu'ils générent, ils se donnent le droit de construire leur maison, sans demander de permis de construire ni rien... »

C'est réjouissant que cela existe encore en France !

« Ça existe encore en France ! Du coup ils ont pleins de maisons de différentes formes, biscornues, ou à l'envers... Vous savez que tout est réglementé en France ! Cela donne soudain une espèce de village incroyable, très créatif, qui nous fait voir à quel point notre vie aujourd'hui est très normée puisque toutes les maisons et les voitures se ressemblent etc. C'est d'une tristesse totale. Or, là, il y a une forme de gaité, de plaisir de vivre. En plus, ils ont leur ferme, leur restaurant, leur épicerie écolo etc. Ils ont réussi à créer leur petite communauté modèle avec pas grand-chose, en ayant un niveau de vie assez bas. Mais qu'importe, tout se fait dans le plaisir... C'est une utopie joyeuse... un peu comme le Groland. »

'I Feel Good',  photo: Ad Vitam

On peut dire que ce lieu est une sorte de personnage. Il y a un autre « personnage » particulier dans ce film, c'est une limousine...

« Oui, la limousine représente bien le rêve capitaliste de notre héros, Jacques. Il aimerait bien avoir une limousine, mais il n'en a pas les moyens. Pour nous ce qui symbolisait le mieux tout cela, c'était la Logan-limousine. La voiture low-cost, mais en limousine. On a dû la faire fabriquer dans son pays d'origine, la Roumanie. Des garagistes roumains ont fait ça très bien, avec un vélux en guise de toit ouvrant ! Une moquette rose à terre, mais avec un trou dans le sol pour qu'on sente la terre défiler... Ils ont fait ça en quelques mois. Elle est vraiment superbe. Et on l'a bien sûr donnée à l'Emmaüs de Lescar-Pau, donc les compagnons peuvent aujourd'hui se balader en limousine toute la journée ! »

Sur vos films, vous travaillez avec votre comparse de toujours, Gustave Kervern. Comment se déroule cette collaboration ?

Gustave Kervern,  photo: Georges Biard,  CC BY-SA 3.0
« Toute l'année on travaille sur notre petite émission, Groland, on travaille sur notre petit pays imaginaire et on essaye donc de travailler sur l'actualité au sens large mais aussi dans la quotidienneté. Ce qui fait qu'on est un peu à l'affût de tout ce qui peut se passer. Là par exemple, il y a plus d'un an et demi, on était déjà sur notre prochain film, on avait le scénario de A à Z, sauf qu'on n'a pas pu le tourner cet été et ce qui devait arriver dans le film, arrive dans l'actualité avec les Gilets jaunes, les gens qui s'énervent parce qu'ils payent trop pour leur fioul etc. C'était ça le film. Une fois de plus, on était en plein dedans. Malheureusement, on peut tout déchirer pour passer au syndrôme d'après... Mais c'est vrai que ça va vite, on rebondit beaucoup. Que ce soit pour un sujet de film, le choix des acteurs, des lieux, du montage etc. Comme on est deux, on est une espèce de moteur nucléaire qui va plus vite que quand on est tout seul et qu'on se pose pleins de questions. Quand on est tout seul on peut rester sur une très bonne mauvaise idée. On croit que c'est une bonne idée, mais elle est mauvaise et personne ne vous le dit. Vous pouvez rester comme ça vingt ans et devenir aigri. Il suffit pourtant qu'il y ait quelqu'un en face qui vous dise que c'est complètement nul, ou rien. Et on passe à autre chose... »

C'est vrai que vous collez beaucoup à l'actualité dans vos films, mais en même temps, il y a ce côté plus onirique, plus décalé... Ce sont des films qu'on pourrait qualifier de sociaux, mais ils n'ont pas le style des films dits sociaux. C'est un mélange de styles très personnel...

« On veut que ça se passe dans des milieux sociaux qui ne sont pas montrés d'ordinaire au cinéma. Ce n'est pas une critique terrifiante de dire ça, mais on trouve le cinéma français trop bourgeois. De part ceux qu'ils le font d'abord. Mais en même temps, c'est normal de parler de ce qu'on connaît. On ne va pas reprocher à des bourgeois de bien parler de leur milieu bourgeois. Au contraire, il y a même des films extraordinaires. Nous, comme on vient de milieux plutôt modestes, on préfère parler de ces milieux-là et d'en parler bien. On essaye de faire des choses vraiment imaginatives, créatives, aberrantes, singulières. On ne veut pas aller dans l'absolue normalité et faire pleurer les chaumières. Ce n'est pas notre propos. Il n'y a que deux possibilités de faire ces films.Sur le sujet qu'on a traité, soit on montre quelqu'un qui réussit auquel tout le monde s'identifie, soit on montre des pauvres, c'est larmoyant et chacun rentre chez soi en se disant 'dis donc j'aimerais pas être pauvre !' C'est terrifiant, alors qu'il y a pleins de gens qui vivent de façon intéressante sans que cela est un rapport avec le niveau social ou l'argent qu'ils générent. Nous, on a plutôt tendance à montrer ces gens-là et à essayer d'en parler bien. »

'I Feel Good',  photo: Ad Vitam
Vous travaillez en équipes réduites, avec les mêmes personnes souvent. C'est important pour vous cet aspect familial ?

« Comme tous nos films montrent une sorte de philosophie, on n'a pas envie de montrer cette philosophie-là en étant quarante mille personnes et avec des budgets de milliards d'euros. Cela ne collerait pas du tout. Il se trouve que c'est comme cela qu'on préfère travailler. Quand on reste en équipe relativement restreinte, ça permet une forme de liberté qui se ressent au bout du compte. Ca laisse aussi sa chance au quotidien, à la réalité, aux incidents. Quand on a trop prévu ce qui allait se passer, quand on a trop story-boardé, à la limite il n'y a plus qu'à faire un dessin animé ! C'est plus simple ! On a une histoire mais qu'on ne considère pas comme un bouquin. On espère évidemment que ce n'est pas mal écrit, on le fait bien. Mais un scénario est un instrument. On a des acteurs, une histoire, des lieux. On ne fait jamais de répétitions parce qu'on a peur que la substantifique folie et inspiration de l'acteur vienne au moment de la répétition, et qu'au moment du tournage, on se retrouve justement avec une répétition. C'est vrai qu'on commence peut-être un peu plus à prévoir là où on met nos caméras. On connaît mieux là où on va tourner, et c'est déjà pas mal ! »

'I Feel Good',  photo: Ad Vitam
Pour revenir au film I Feel Good, il a été tourné en partie en Bulgarie, ce qui est l'occasion de voir des hauts lieux du communisme. Tourner là-bas, c'était une façon de montrer le contraste entre cet homme qui veut incarner le capitalisme et l'expérience du communisme qui n'a pas abouti ?

« Notre héros va là-bas, parce que les opérations y sont moins chères et il a eu le tuyau par un pote. Il a eu un gros souci avec ses parents communistes et sa sœur qui l'est restée dans l'âme. Il veut prendre une sorte de revanche sur le sort. Il veut mettre le nez de toute le monde dans le caca, et il montre à tout le monde un monument du communisme et le fait de façon moqueuse. Le monument en lui-même est inouï, fou. C'est comme une pyramide ou une cathédrale. Il faut une bonne dose de foi pour faire construire quelque chose comme ça. C'est pas rien. Si le communisme n'est rien, alors le catholicisme etc. non plus. Lui est sur place en dilettante, il se moque. C'est un peu pour attrister sa sœur. Il y a un grand débat politique à ce moment-là. »

Prague est en Europe centrale et a aussi connu le communisme. C'est un cliché de le dire, mais c'est aussi la ville de Kafka et de l'absurde donc. On dit des Tchèques qu'ils ont d'ailleurs un certain humour décalé, noir, à l'anglaise. Savez-vous quelle a été la réception de vos films précédents dans le pays ? Les gens sont-ils sensibles à votre humour ?

« Je crois que les Tchèques sont assez sensibles à notre humour. Nos films sont à peu près tous passés ici, ce qui est un signe ! Il y a une dizaine d'années il y a d'ailleurs eu une projection de nos quatre premiers films. Récemment, on était à Bratislava pour les montrer aussi. Notre sens de l'humour est assez proche du leur, je pense. »