Assia Djebar : « Ce que j’aime vraiment, c’est la construction du roman »

Assia Djebar

Le Festival des écrivains de Prague s’est achevé jeudi. Comme chaque année, plusieurs grandes personnalités de la littérature mondiale étaient présentes. Hérésie et rébellion était le thème de cette 20e édition. Ainsi parmi les invités pouvait-on retrouver le prix nobel de littérature 2000, Gao Xingjian qui dut lutter contre la censure du régime chinois ou encore le dramaturge Fernando Arrabal, jovial provocateur devant l’éternel. Autre grande figure de la littérature invitée cette année : l’écrivaine franco-algérienne de langue française Assia Djebar, de son vrai nom Fatima-Zohra Imalayen, née en 1936, qui a été élue en 2005 à l’Académie française, devenant ainsi le premier auteur du Maghreb à devenir une « Immortelle ». Ecrivaine engagée, elle a placé l’émancipation des femmes au cœur de son œuvre, mais aussi l’histoire tourmentée de son pays, l’Algérie. Rencontre.

Assia Djebar
« Je suis la fille d’un instituteur. Mon père est algérien. C’était un fils de prolo, mais dans une ville qui est l’ancienne Césarée. Il était d’un milieu plutôt pauvre, ma mère au contraire descend d’une famille aristocratique, avec un grand-père qui s’est dressé contre les Français. Mon dernier livre raconte cela, cette enfance. L’école française a joué un rôle pour moi parce que j’y allais avec mon père et revenais. Et que mon père était très amoureux de ma mère. J’ai donc eu la chance d’avoir un milieu parental peu fréquent dans la société où j’étais. A l’époque on donnait des jeunes filles de 16 ans à un inconnu. A l’époque, aux instituteurs d’origine arabe on donnait des classes de fils de prolos. Ils savaient bien que les enfants ne parlaient pas français chez eux. Donc mon père avait une classe de petits Arabes du village. On logeait dans un immeuble pour instituteurs. Moi j’étais à l’école des filles. Mon premier souvenir c’est à la fin de la première année de la classe préparatoire. J’avais eu le premier prix, et on m’avait donné un grand livre sur le Maréchal Pétain. Et mon père était socialiste, comme tous les indigènes des colonies qui avaient fait l’Ecole normale. Comme il y avait une séparation entre les filles et les garçons, je vais là où je pouvais le voir sortir pour lui montrer mon livre, toute fière. Mon père a fait la grimace ! »

Question inévitable car vous êtes une femme nomade, vous êtes née en Algérie, vous vivez entre la France et les Etats-Unis : est-ce que vous considérez avoir un pays ? Est-ce l’Algérie, la France, l’écriture ?

« On pourrait dire ça comme ça... Mais je me sens d’abord algérienne, c’est-à-dire musulmane même si je ne pratique pas. Je fais quand même le ramadan. Je pense que je le suis réellement, mais ça n’apparaît pas trop dans mes livres car mes personnages doivent être divers. J’ai fait de bonne études. J’ai fait une hypokhâgne. A la fin de l’année, le proviseur a convoqué mon père en lui disant : ‘vous avez une fille qui a toutes les chances de réussir en khâgne, moi à votre place je l’enverrai en France’. Et mon père a décidé de suivre son conseil. »

Ça devait être rare à l’époque...

Assia Djebar
« Oui... je ne sais pas tout ce que lui avait dit le proviseur. Me voilà donc partie avec mon père à Paris. On m’a inscrit au lycée Fénelon. J’y ai fait ma khâgne que j’ai réussie au premier coup. Une fois que je suis rentrée à Sèvres, la Guerre d’Algérie a commencé et en cachette de mon père j’avais un fiancé... Donc ça n’a pour moi plus été uniquement les études, mais aussi la guerre... »

Je pensais à cet entre-deux dans lequel vous avez grandi à cette oscillation entre l’Algérie et la France. Vous avez écrit Les nuits de Strasbourg et vous avez écrit sur une ville qui a vécu l’entre-deux également...

« J’y ai vécu six mois parce qu’il y avait le Parlement des Ecrivains. J’ai écrit ce roman qui était mon dixième au moins, donc j’avais déjà une certaine habitude des constructions. J’ai pu observer beaucoup de choses. J’ai parlé avec beaucoup de professeurs, de familles algériennes. »

Les femmes sont au cœur de vos romans, est-ce par militantisme ? Je pense notamment à Loin de Médine, consacré aux femmes qui gravitaient autour de Mahomet...

« Non, je ne sais pas... Disons, que ce que j’ai apprécié, après la première période de mes romans, c’est de faire une vraie recherche comme si c’était pour faire un film. De traiter par exemple les relations de couple, en tout cas, pour Les nuits de Strasbourg. Je pense que j’aime vraiment construire dans un roman. »

Avez-vous déjà écrit ou envisagé d’écrire en arabe ?

« Non. Parce que, comme vous le savez, il y a l’arabe dialectal et l’arabe littéraire. Mon père n’était pas un bon arabisant. Il parlait l’arabe dialectal avec ma mère. Mais très vite, ma mère qui n’était pas allée à l’école française (qui était d’une famille aristocratique. A l’époque plus on était haut dans l’échelle de la société, plus on enfermait les femmes) s’est mise à apprendre le français. C’était dû au rapport qu’elle avait avec mon père, et puis nous vivions dans des villages où tous les instituteurs vivaient ensemble. Quand elle était au village, elle continuait de porter son voile, tout ça je le raconte dans mon dernier livre. Et quand on est arrivés à Alger, juste avant la guerre d’Algérie, elle s’est affranchie... Mais elle n’a pas toujours eu un bon français. Quant à moi je continue à parler arabe avec ma mère, j’aime beaucoup l’arabe dialectal. Mon ancien fiancé cherchait toujours à m’épater parce qu’il était arabisant classique, car il avait été formé pour faire du droit musulman. »